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ce costume? Qui a mis au noble coursier berbère cette peau de serpent brillante et tachetée? Rejette cette venimeuse enveloppe, fils d’Abdullah ! Marche sur la tête du serpent, noble coursier ! — Toujours le même, répond le jeune Arabe en souriant, toujours inflexible en ton zèle, mon vieil Hassan ! Toujours la même foi aux formes et aux couleurs! Ne sais-tu pas que la peau du serpent est une sauvegarde contre le serpent, de même que la peau du loup protège l’agneau humble et sans défense au milieu de la forêt? Malgré cette toque et ce manteau, va, je suis toujours musulman de cœur et d’âme, car c’est dans mon cœur que je porte le turban. »

Ils peuvent donc s’entendre encore, le vieux serviteur et le jeune maître; ils peuvent évoquer les souvenirs du jour funeste qui les a si cruellement séparés. Ici commence un dialogue où les gémissemens se confondent et qui rappelle par instans quelques scènes célèbres de l’antique tragédie. Le rêveur qui va se livrer tout à l’heure à une imagination si fantasque, le poète qui va emprunter à la langue de Shakspeare ses plus folles images, ses métaphores les plus violentes, s’est souvenu des Perses ou de l’Œdipe à Colone pour peindre le contre-coup des grandes catastrophes. Comme on aperçoit le désastre de Xerxès à travers les lamentations qui remplissent le palais d’Atossa, ainsi l’on voit la chute de Grenade dans les récits désolés du vieillard et de l’enfant. Il y a des momens où le vieillard éclatant en sanglots conjure Allah d’effacer de son cerveau ces horribles images, l’image de la victoire du Christ et de l’expulsion des rois maures; il y revient toujours cependant, il a soif de ces souvenirs amers, il savoure les larmes que lui arrache le récit d’Almansor, et il s’écrie : « Coulez, coulez, mes pleurs, coulez sans jamais tarir comme une source éternelle ! » C’est que du fond du château de son père le jeune homme a tout vu. La douleur de sa famille a été la douleur de toute une race. D’un bout à l’autre de l’Andalousie, un même coup a frappé les fils du prophète et extirpé du sol de l’Espagne la belle civilisation moitié arabe, moitié européenne. Oh! jour sinistre, quand un cavalier arriva bride abattue au château d’Abdullah, et, tombant dans les bras de son ami, lui jeta ces mots qui contenaient l’arrêt du destin : « Don Ferdinand et doña Isabelle ont fait leur entrée à Grenade au milieu des fanfares... Le roi Boabdil leur a présenté à genoux les clés de la ville sur un plat d’or... Au sommet des tours de l’Alhambra flotte la bannière de Castille surmontée de la croix de Mendoza! » Oh! jours plus funestes encore, jours de honte éternelle, quand on apprit bientôt la défection des prêtres, la conversion de la multitude, tant d’actes d’hypocrisie et de lâcheté par où l’on renonçait au ciel pour conserver la terre ! D’heure en heure croissait le nombre des apostasies, « et de même que le voyageur se précipite la face contre terre quand le simoun brûlant