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me semble au niveau de la réputation... » Voilà comment finissait l’homme qui avait eu un jour la renommée d’un sauveur de son pays et même de l’Europe. L’humoriste se vengeait des déceptions de la vie. L’heure sérieuse était passée pour lui, et le contraste n’est point le phénomène le moins curieux de cette histoire qui commence par une tragédie et qui finit par le sarcasme.


CH. DE MAZADE.



UN LIVRE SUR LA QUESTION DES ANCIENS ET DES MODERNES[1].


S’il est une question qu’on aurait pu croire épuisée, c’est assurément celle des anciens et des modernes. Voici pourtant un livre qui la reprend dans les termes les plus vifs, et qui essaie de la rajeunir en réunissant les arts aux lettres. Il n’est pas sans intérêt de rechercher comment se transforment et se poursuivent certains débats à plus d’un siècle de distance. Voyons donc ce que sont devenus sous la plume de M. Eugène Véron les argumens surannés de Lamotte et de Perrault. L’auteur, qui a vécu trois ans à l’École normale, ne semble guère se souvenir de la docte maison qu’Augustin Thierry appelait alma mater. La méthode qu’il préfère est celle du syllogisme, et ce n’est pas la plus naturelle dans une matière où le sentiment ne doit pas être sacrifié au raisonnement. Tout syllogisme d’ailleurs, on le sait, vaut ce que vaut la majeure. Or M. Véron glorifie le roman et le paysage jusqu’à leur donner, de droit comme de fait, le premier rang dans les lettres et la peinture de nos jours; il préfère Gorgias à Socrate, les sophistes aux philosophes, parce que Gorgias et les sophistes avaient, à ses yeux, une notion plus juste du progrès. Il voit dans Jésus, non le transformateur des idées juives, mais l’héritier des doctrines grecques, sans autre preuve que le voyage contesté de la sainte famille en Égypte et sans autre raison que l’éclat que jetaient alors ces doctrines dans ce pays. Voilà pourtant où conduit l’enivrement de l’individualisme. A force de se persuader qu’il n’y a ni idées générales, ni certitude ou même probabilité dans le consentement unanime, un homme d’un talent réel et vigoureux est amené à ne tenir compte que de ce qu’il pense par lui-même, et, loin de contrôler son opinion par celle des autres, à chercher dans l’arsenal rouillé de la logique des raisonnemens à l’appui de ce qui lui semble vrai.

Il y a donc deux choses dans ce singulier livre : des théories sur le beau et l’application de ces théories aux lettres et aux arts. Le point de départ, l’axiome fondamental, c’est que le progrès est la loi de l’humanité. L’idée n’est pas nouvelle. Si elle est vraie, je n’ai pas à l’examiner ici; je constate seulement que M. Véron l’exagère en soutenant que rien n’échappe au progrès. Bien mieux, M. Véron croit être en possession d’un critérium assuré pour reconnaître le progrès. A l’entendre, le progrès consiste dans le plus ou moins de psychologie, ou, pour parler le langage devant lequel il a le tort de ne pas reculer, dans «le plus ou moins de subjectivité» qui distingue nos pensées. En d’autres termes, plus l’homme s’occupe des choses qui lui sont étrangères, plus il est près de la barbarie; au contraire, plus il s’occupe de lui-même, plus il est avancé dans les voies de la civilisation.

  1. Supériorité des arts modernes sur les arts anciens, par M. Eugène Véron.