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Rostopchine avait tout fait pour élever les esprits au niveau de ce sacrifice; il les avait embrasés, et à ce feu, comme il le disait, tous les incendies peuvent s’allumer. Il semblait, en parlant ainsi, confondre sa responsabilité dans celle de tout le monde. Il est vraisemblable cependant que, s’il n’avait pas combiné toutes les mesures de destruction et ordonné le feu, personne n’eût secoué la première torche. Ce qu’il y a de plus curieux peut-être dans un tel événement, c’est le caractère de l’homme, Tartare, si l’on veut, comme on l’appelait, mais Tartare d’une étrange nature, n’ayant rien de ce qu’il faut pour jouer un rôle sérieux et suivi, mais ayant ce qui était nécessaire pour prendre une résolution extrême et violente : passionné, ambitieux, mécontent, remuant, sarcastique, vieux Russe par-dessus tout, fanatique d’absolutisme, ennemi de toute nouveauté, furieux dans ses haines. Était-ce vanité, était-ce plus tard par dérision de ce nom de Tartare qu’on lui infligeait? il prétendait descendre de Gengiskan. Le comte Rostopchine avait été un moment le favori de l’empereur Paul Ier et son ministre des affaires étrangères; il avait reçu le titre et la charge de gouverneur-général de Moscou de l’empereur Alexandre Ier, dont les velléités libérales ne le trouvaient pas toujours respectueux : personnage original qui faisait des brochures en remplissant ses fonctions, avant de brûler la ville qu’il était chargé de gouverner, et qui à tout le reste mêlait le goût des lettres, un esprit humoristique, un excès de passion frondeuse et agressive très propre à lui faire des ennemis, bienveillant au surplus quand sa passion n’était pas en jeu. C’était évidemment un de ces hommes qui se trouvent mêlés par hasard aux événemens, qui ont un éclair de gloire sans avoir un rôle véritable dans l’histoire et qui disparaissent de la scène après avoir dit le mot mystérieux qu’ils ont été chargés de prononcer, sans se bien rendre compte eux-mêmes de ce qu’ils ont fait. La première fois qu’il vit l’empereur Alexandre après la catastrophe de Moscou, il fut reçu avec une froideur qui tenait de la répulsion ; il ne put désormais se présenter à la cour. Son moment était passé, il ne revint plus. Le héros de Moscou erra en Europe, il disparut; il vint surtout en France, où il vécut longtemps. Il ne retourna en Russie qu’au moment de la mort d’Alexandre, et ne reparut un instant à Pétersbourg que pour mourir lui-même aussitôt.

La vie qu’il menait en France était tout occupée de recherches bibliographiques et de plaisirs mondains. On n’aurait point soupçonné l’homme sur lequel pesait une célébrité lugubre et qui s’en défendait au reste, lorsque dans l’Europe renouvelée de 1815 il aurait pu l’invoquer comme un titre. C’est en France qu’il écrivit un jour pour une dame de ses amies cette plaisanterie en quelques pages qu’il intitula : Mémoires écrits en dix minutes, et qui commencent ainsi par l’heure de sa naissance : « On me mesura, on me pesa, on me baptisa; je naquis sans savoir pourquoi, et mes parens remercièrent le ciel sans savoir de quoi... » Son existence, il la résumait en ces mots : « J’attends la mort sans crainte comme sans impatience. Ma vie a été «un mauvais mélodrame à grand spectacle, où j’ai joué les héros, les tyrans, les amoureux, les pères nobles, mais jamais les valets. » Quant à son premier voyage en France, il le racontait de cette façon : « Je suis venu en France pour juger moi-même du mérite réel de trois hommes célèbres, le duc d’Otrante, le prince de Talleyrand et Potier. Il n’y a que ce dernier qui