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Est-ce l’œuvre de plusieurs complices ou de quelque Erostrate du patriotisme ne consultant que lui-même ? Et cet Erostrate, quel est-il? Est-ce un Tartare féroce, comme on l’a nommé, ou un héros ? Est-ce un patriote ou un homme bizarre, audacieux, ne reculant devant rien, pas même devant une célébrité sinistre, sauvant son pays par le hasard d’une destruction gigantesque dont il n’avait pas prévu tous les effets?

Ce qui est certain, c’est que, dans cette campagne de 1812 aux multiples et tragiques épisodes, l’incendie de Moscou domine tout, et qu’à cette destruction d’une ville est attaché le nom d’un homme qui a tour à tour avoué ou désavoué son acte, et qui n’en reste pas moins le grand et unique incendiaire. Cet homme, c’est le comte Rostopchine, dont M. Schnitzler évoque aujourd’hui l’énigmatique mémoire dans un livre substantiel et abondant, tout plein de la connaissance des choses russes, quoique manquant un peu d’ordre et d’unité. Qu’a voulu faire M. Schnitzler? A-t-il voulu retracer l’histoire de la société fusse de 1812? A-t-il voulu faire simplement de la biographie en mettant en regard ces deux hommes, Koutousof et Rostopchine, celui qui a conduit la campagne régulière pour la Russie et celui qui s’est chargé de l’acte le plus mémorable, le plus décisif, en dehors de toutes les prévisions de la stratégie? L’intention de l’écrivain reste douteuse, et pourtant le livre est curieux, même dans sa marche un peu incertaine; la discussion et les portraits se succèdent. On va de Saint-Pétersbourg à Vienne, du camp de Koutousof au cabinet du gouverneur de Moscou, et à travers tout apparaît cette figure étrange, originale et assez peu connue de Rostopchine, le plus Russe peut-être des Russes de ce temps par son caractère et par l’emportement d’un patriotisme tout au moins sans scrupule.

La vérité, disais-je, a quelque peine à se faire jour sur un événement qui malgré tant d’explications diverses est resté sinistre, et celui qui a contribué le plus peut-être à jeter des doutes, c’est Rostopchine lui-même, quand il a décliné plus tard la responsabilité de la catastrophe; elle apparaît cependant, et elle se détache invinciblement de l’ensemble des faits. Ainsi il est bien clair que ce ne furent point les Français qui allumèrent l’incendie de Moscou. Il est évident aussi désormais que l’empereur Alexandre n’y était pour rien, qu’il n’avait point donné un tel ordre, qu’il n’avait pas même prévu une telle éventualité; il en fut consterné, épouvanté, et ce fut par la suite une des causes de la disgrâce de Rostopchine. La destruction de Moscou n’entrait pas non plus dans le plan de Koutousof, qui, se croyant hors d’état de livrer bataille, jugeait plus utile de conserver son armée intacte que de défendre une ville, et se contentait de pousser plus loin sa retraite. Rostopchine restait donc seul, comme gouverneur de Moscou, en face de cette situation, à l’approche de l’armée envahissante; seul il avait prévu et débattu en lui-même ce qu’il ferait dans une telle extrémité, et seul il prenait l’initiative d’un acte qui allait peser sur lui en donnant à son nom une gloire aussi retentissante que sinistre. Sans nier ce qu’il pouvait y avoir de haine nationale légitimée par l’invasion et de patriotisme désespéré dans une telle résolution, on peut dire qu’il y avait aussi du Tartare pliant ou brûlant sa tente devant l’ennemi, et cette fois sa tente, c’était la ville sainte de la Russie. L’acte était à la hauteur des circonstances.