Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/433

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme des mineurs ou des interdits, à qui on ne laisse pas le maniement de leur avoir. Les courses incessantes à faire pour porter ou retirer l’argent, la confession perpétuelle de leurs moindres actes commerciaux, l’inquisition dont ils se sentaient entourés, leur étaient insupportables. Beaucoup d’entre eux ont pris leur métier en dégoût et l’ont quitté, et il a fallu plus d’une fois avoir recours à l’intervention des tribunaux pour triompher des résistances. Si l’on n’a pas entendu crier trop fort ce mécanisme si compliqué, où il y avait tant de frottemens pénibles, il faut sans doute en faire un mérite à l’habile direction de la caisse de service.

Ce prétendu monopole des boulangers, consacré par la limitation du nombre, était ainsi devenu une assez dure servitude. La corporation souffrait d’autant plus qu’elle avait le sentiment de sa décadence. Les chiffres officiels ne permettaient aucune illusion à cet égard. Avant l’annexion, le nombre des boulangers était limité à 601 dans l’ancienne enceinte, et on en comptait 490 pour le reste du département. Le Paris nouveau en renferme actuellement 907, et il en reste 162 dans la banlieue. L’aisance de chacun est proportionnelle à la quantité de produits non taxés qu’il peut vendre. On s’enrichit avec une clientèle qui consomme beaucoup de pain de luxe. En ne débitant que le gros pain ordinaire, on vivrait à grand’peine malgré les tours de main que j’ai signalés. Si la corporation n’avouait pas ses embarras, ils seraient révélés par des faits significatifs. En 1862, sur les 1,069 boulangers du département, il n’y en avait que 156 qui pussent se soustraire aux marchés à cuisson; les autres dépendaient des meuniers, soit pour une partie, soit pour la totalité de leur fabrication. Un autre symptôme assez triste est le renouvellement du personnel, plus rapide que dans aucune autre profession. La durée moyenne des existences commerciales correspond au temps nécessaire pour acquérir la sécurité des vieux jours: c’est ordinairement de quinze à vingt ans. Avant 1858, les mutations de fonds dans la boulangerie étaient dans la proportion d’un sur cinq. C’était la critique en action du régime en vigueur. L’administration ne vit là qu’une infraction à la discipline : on y mit ordre en signifiant aux boulangers qu’en vertu des règlemens consulaires ils ne peuvent quitter leur profession que six mois après une déclaration faite à la préfecture de police, que ceux d’entre eux qui abandonneraient leur exploitation avant le terme voulu seraient punis par une amende de 500 francs et par le retrait temporaire ou absolu de leurs numéros. Les mutations n’ont pas dépassé l’année dernière 94, dont 78 pour Paris et 16 pour la banlieue. Cette proportion, quoique réduite au onzième, trahit encore un métier tourmenté, où les déceptions et les sinistres sont fréquens.