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sent de leurs chaumières, et nous oublions de les en plaindre, comme si cette misère de l’esprit n’était pas la plus dure conséquence de l’extrême pauvreté.

Nos lois semblent toujours moins préoccupées de la nécessité de multiplier les livres que de la crainte d’en laisser répandre de mauvais. Nous avons contre les mauvais livres la loi du timbre, la loi du colportage, les lois sur la presse, les diverses lois qui régissent les professions de libraire et d’imprimeur. Si le livre traite de politique et a moins de dix feuilles d’impression, il est timbré; donc il coûte cher. S’il se débite dans les gares de chemins de fer ou par des marchands ambulans, il lui faut l’estampille de la commission de colportage et le laisser-passer de l’autorité locale. Petit ou grand, brochure ou volume, il risque toujours d’être saisi, condamné, supprimé. Pour paraître, il faut qu’il soit acheté, si l’auteur n’est pas riche, c’est-à-dire il faut qu’il soit jugé bon par un éditeur ; ce suffrage est plus important pour lui que l’admiration du public, car il en a besoin, même pour naître. L’imprimeur, de son côté, est très difficile à persuader, et il a cent fois raison, car il répond de tout ce qu’il imprime, et pourtant il ne peut pas tout lire. Il est condamné, comme complice, à la même peine que l’auteur, et aussitôt l’administration peut lui retirer son brevet, ce qui revient à dire que l’auteur est condamné à 2,000 francs d’amende, et l’imprimeur, s’il est riche, à 2,000 francs d’amende et à une perte qui peut s’élever pour certaines maisons jusqu’à près de 500,000 francs. Encore l’auteur a-t-il la consolation de souffrir pour ses idées; mais l’imprimeur est tout uniment victime d’une mauvaise spéculation. Comment pouvons-nous dire, dans de telles conditions, que la censure n’existe pas chez nous? Il y a juste autant de censeurs que d’imprimeurs.

La limitation du nombre des libraires vendeurs de livres est conçue dans le même esprit : c’est toujours la crainte du mauvais livre. Il faut qu’il y ait peu de librairies pour rendre la surveillance facile. Il y a peu de librairies en effet, et il en résulte deux choses : l’une, c’est qu’il y a peu de livres, et l’autre, c’est qu’il y a beaucoup de romans-feuilletons. On ne voit pas, en vérité, ce que peuvent y gagner la morale et la politique.

Il semble au premier abord que restreindre le nombre des vendeurs, ce n’est pas restreindre la quantité de la marchandise; mais le livre n’est pas une denrée de première nécessité : il faut qu’il soit offert. Un nouveau marchand, s’il est habile, peut se créer une clientèle sans rien ôter à la clientèle de son voisin, et l’on peut dire qu’un libraire qui s’enrichit dans ces conditions, si d’ailleurs il ne vend pas de mauvais livres, rend au pays un très grand service. On