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présent de gagner sa vie. Cet enfant de douze ans, qui arrive à déchiffrer une page en un quart d’heure, regarde cette opération comme un travail difficile et non pas comme un plaisir. Il ne trouve à la maison ni livre, ni plume, ni papier, aucune occasion de s’exercer; il est rare qu’au bout d’un an il lui reste quelque chose de ce qu’il a appris à l’école. De là les masses profondes d’ignorans qui nous arrivent chaque année à la conscription. Voici les chiffres de 1860 : sur 306,314 jeunes gens maintenus sur les tableaux de recensement et sur les listes de tirage, il y en avait 89,878, c’est-à-dire plus de 29 pour 100, qui ne savaient ni lire ni écrire; 9,337 savaient lire seulement, et encore qu’appelle-t-on lire? On n’avait pu vérifier l’instruction de 8,535 jeunes gens. C’est donc un grand tiers, et c’est affreux à penser. Remarquons que la statistique des écoles ne donne pas même un quart d’illettrés, moins de 1 million sur 4 millions d’enfans, et que la statistique du recrutement militaire donne un tiers. Nous avions donc raison de dire tout à l’heure qu’un grand nombre d’enfans n’apprennent rien à l’école, et que beaucoup d’autres oublient ce qu’ils ont appris.

Que faire? Ne parlons pas du remède héroïque auquel ont eu recours la Prusse, la Saxe, le Hanovre, le Wurtemberg, la Hesse électorale, les grands-duchés de Bade, de Saxe-Weimar, de Saxe-Cobourg-Gotha, de Hesse-Darmstadt, les duchés de Nassau et de Brunswick, la Bavière, l’Autriche, le Danemark, la Suède, la Norvège, tous les cantons de la Suisse à l’exception de trois petits cantons, et de Genève, qui n’a pas besoin de remède, puisque le mal n’existe pas dans cette heureuse république, et que tout le monde y sait lire. Nous sommes si chatouilleux en France en matière de liberté, que le seul nom d’enseignement obligatoire nous fait frémir. On confond comme à plaisir l’enseignement obligatoire avec l’école obligatoire, quoiqu’il y ait un monde entre les deux questions. On affecte de voir dans l’établissement de l’enseignement obligatoire comme un commencement de triomphe pour les doctrines socialistes, quoique la chambre des pairs, assurément fort peu favorable à l’esprit d’utopie, ait émis en 1833, dans un rapport officiel, un vote favorable à cette terrible innovation, et que M. Cousin en ait été parmi nous le premier apôtre. En attendant le jour, qui n’est peut-être pas très éloigné, où le gouvernement proposera d’ajouter un seul mot à l’article 203 du code Napoléon et d’achever l’œuvre de la loi du 22 mars 1841, n’y a-t-il pas d’autres mesures à prendre, des mesures moins radicales, mais en revanche moins controversées, pour obvier à un mal qui devient de jour en jour plus redoutable? Car, il ne faut pas se le dissimuler, en temps de libre concurrence, tout pays qui n’avance pas recule.