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se mêlent de nos affaires et les terminent ou les brouillent malgré nous. » Ces personnages épisodiques, ne les avons-nous pas vus se multiplier à l’excès dans les pièces du jour? N’avons-nous pas vu aussi, toujours au gré des théories de Diderot, la peinture des situations, les portraits et les tableaux d’ensemble se substituer au relief d’un caractère unique ou tout au moins dominant au milieu d’une action conduite avec art? Sous prétexte de peindre l’espèce, suivant le précepte de Mercier, et d’exposer « de grandes masses, des goûts opposés, des travers mêlés, » on s’est épargné la peine de créer des types. On ne s’est pas contenté de doubler ou de tripler l’expression du même caractère, quand le sujet le comportait, comme fit Molière dans les Précieuses ridicules et dans les Femmes savantes. Le plan des Fâcheux était d’un usage plus commode pour nos écrivains que la conception d’un Tartufe, d’un Alceste, d’un Harpagon ou d’une Agnès; on s’est empressé de l’appliquer. Convention pour convention, le type incarné dans un individu n’avait-il pas l’avantage de la vraisemblance, bien qu’on ait prétendu le contraire? Voir, entendre un homme dont la physionomie et le caractère sont plus accentués que ceux du commun des hommes, ce n’est point là une chose inadmissible. Est-il rien de moins vraisemblable au contraire que le rapprochement de tous ces faux bonshommes, de tous ces intimes pris de rage, de ces ganaches s’en allant par bandes comme des troupeaux destinés aux menus plaisirs du public? Aujourd’hui l’on va trop loin dans le sens des libertés dramatiques; notre indépendance des vieilles règles n’est-elle pas souvent de la licence? La cause du genre mixte est gagnée depuis longtemps. La distinction classique et absolue des genres n’est plus qu’un souvenir; les romantiques ont bataillé, après les créateurs de la comédie larmoyante et du drame bourgeois, contre les gardiens exclusifs de la tradition et les ont vaincus pour toujours. Écartés eux-mêmes par d’autres novateurs, qui ont arrêté court la folle cavalcade échappée des sept châteaux du roi de Bohême, ils ont laissé le champ libre aux adeptes du réalisme. Quelques-uns d’entre eux, attardés au milieu d’un public ironique, s’avisent en vain de franchir les Pyrénées et de s’en retourner chez nous avec des rondaches et des rapières espagnoles; on ne les écoute plus, et leurs œuvres, où l’enflure est voisine de la vulgarité, où Pradon embrasse naïvement Gongora, n’éveillent la curiosité de personne.

La comédie légère s’en est allée avec la grande comédie. Que faire? Conseillerons-nous aux poètes et aux dramaturges, avec M. Proudhon, l’homme du paradoxe et des boutades impitoyables, la suppression momentanée de l’art, pour en préparer l’expurgation? Eh non! il n’est pas encore nécessaire, ô Timon, «de fermer tous les théâtres, de briser toutes les plumes pendant trente ans. » Malgré « le genre faux, le mauvais goût, les mauvaises mœurs dramatiques, » nous pouvons accepter le réalisme, qui envahit les arts comme la littérature; nous pensons, avec de bons esprits, que le mot est plus gros que la chose, et que si la critique veut