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bienveillance propre au caractère japonais, et surtout par les mœurs régulières qu’entretient le système politique, purement féodale, de l’empire. Le respect dû à la noblesse est la religion du Japon. Cette religion est intolérante et fanatique ; elle a ses martyrs et ses victimes. L’histoire japonaise fourmille d’exemples qui prouvent que tout samouraï (noble) doit être préparé à faire le sacrifice de sa vie pour donner la mort à celui qui a offensé son suzerain[1]. Aussi une insulte est-elle chose fort grave au Japon; on y a grand soin de ne point faire d’offense inutile, et l’on y observe, dans tous les rapports de la vie, une politesse accomplie, exagérée même. Il suit de là naturellement qu’un acte d’incivilité, étant plus rare, est en même temps plus grave au Japon que partout ailleurs, qu’un manque d’usage équivaut à une insulte, et qu’un homme mal élevé est regardé comme un être dangereux, sinon criminel.

Kavasacki est un gros bourg qui peut renfermer environ dix mille habitans. Les maisons, de bonne apparence, sont neuves pour la plupart, un incendie ayant récemment détruit une grande partie des anciennes habitations. Nous passons devant la poste et devant l’hôtel de ville, résidence d’un officier ayant rang de vice-gouverneur et remplissant les fonctions de maire. A quelques pas de là, nous rencontrons un de ces coureurs qui sont au Japon chargés du service postal. Hiver comme été, on les voit, lorsqu’ils exercent leur métier, presque entièrement nus; ils n’ont qu’une étroite ceinture en coton blanc autour des reins et des sandales en paille[2]. Sur l’épaule gauche, ils portent un bâton en bambou; à l’une des extrémités est attachée une boite ficelée et cachetée contenant les lettres, à l’autre pend une lanterne en papier où sont pointes les armes du prince au service duquel est entré le coureur. Dans la main droite,

  1. Un fonctionnaire d’un rang élevé, ayant été insulté par un de ses collègues, se retira de la cour, et, après avoir fait son testament, se donna solennellement la mort au milieu des siens. Un certain nombre de ses amis, devenus fameux dans l’histoire du Japon, entreprirent de le venger. Ils se rendirent nuitamment au palais de celui qui avait causé la mort de leur chef, massacrèrent une foule de domestiques, et s’emparèrent de la personne de leur ennemi; ils le mirent à mort en lui coupant la tête. Ensuite ils plaçèrent ce trophée sanglant sur la tombe de celui qu’ils avaient promis de venger. Le lendemain, ils s’assemblèrent autour de cette même tombe, et, après avoir adressé une longue allocution aux mânes de leur chef et prononcé une courte prière, chacun d’eux tira son sabre, s’ouvrit le ventre et mourut sur la place. Cette histoire, appelée l’histoire des trente-cinq lonines, est populaire au Japon; chaque enfant la sait par cœur et a appris à l’admirer. Véridique ou non, elle prouve chez le peuple qui s’en glorifie un sentiment de l’honneur personnel extrêmement développé.
  2. Les chaussures japonaises sont d’un bon marché extraordinaire : une paire de sandales communes, telles que le bas peuple en porte en voyage, ne coûte pas même un sou; elle s’use assez vite, et on la remplace. On en voit un très grand nombre sur les routes, et personne, pas même un mendiant, ne se donner la peine de les ramasser.