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sistent à se sentir vivre largement et puissamment dans sa personne physique. De même, quand on a acquis l’habitude de penser et d’écrire, être en veine, écrire de verve, ce sont de vrais et vifs plaisirs, parce que nous y puisons la pleine conscience de l’existence intellectuelle. Sommes-nous affaiblis par la maladie et incapables de marcher, mais néanmoins convalescens et avides de jouir quelque peu de la vie, le médecin nous prescrit ce qu’il nomme le mouvement passif, c’est-à-dire la promenade en chaise, en voiture ou en bateau, parce que être mû, même sans se mouvoir soi-même, c’est encore agir, par conséquent se sentir être et en goûter la joie. Et que notre existence même heureuse, même active, même occupée, s’écoule uniformément dans l’ornière quotidienne, exempte de soucis et d’efforts, mais aussi dénuée de variété et d’accidens, nous ne tarderons pas à la trouver fade : bien plus, la conscience de ce bonheur trop calme s’endormira graduellement, et notre vie ne sera plus qu’une langueur mortelle, à moins que quelque épreuve salutaire vienne nous rendre par la douleur le sentiment de nous-mêmes. Ainsi la vie, pour se faire sentir et goûter, doit ressembler non à un lac ou à un marais, mais à un fleuve, même à un torrent. Peut-être est-elle moins heureuse, mais plus aimable et plus piquante, lorsque, par momens, elle se contente d’imiter les allures d’un petit ruisseau qui va sautillant et gazouillant parmi les cailloux, tournant à droite, revenant à gauche, et ne cessant de babiller et bondir que lorsqu’il est enfin tombé dans la rivière qui l’attend. Tels nous sommes quand nous rions. Notre raison allait son train régulier et ordinaire ; soudain l’objet risible se jette au-devant d’elle. Suivra-t-elle l’objet risible ? reviendra-t-elle sur ses pas ? Ni l’un, ni l’autre. Elle continuera son chemin, mais non du même pas. En d’autres termes, voici, sauf erreur, ce qui a lieu. L’objet risible, apparaissant brusquement, tente de séduire la raison et de l’entraîner avec lui. Pour la mieux attirer, il revêt les apparences qu’elle aime : il se dit beau, ou vrai, ou bon, ou correct, ou simplement ordinaire ; bref, il feint d’être dans l’ordre ou affirme naïvement y être. Or en réalité, sans tomber tout à fait dans le désordre et l’irrégularité, il y est sensiblement. De prime abord, la raison le constate, et tout aussitôt l’objet risible, au lieu de l’attirer comme un aimant, la repousse, non violemment, mais d’une poussée prompte, vive, irrésistible, dans les voies où elle se plaît naturellement. Ainsi la raison, sous l’influence du risible, agit promptement, vivement, sans travail, sans effort et précisément dans le sens qui est le sien, toutes façons d’agir qui nous sont très agréables, parce que nous y puisons le sentiment de la vie coulant librement à flots pressés et rapides. Tous ces effets, produits à la première aperception du risible, se reproduisent autant de fois que nous l’apercevons