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Paris. Les novateurs s’en vont criant dans les salons que la séance de la faculté n’a pas été tenue régulièrement, que l’intrigant Guy Patin a faussé l’épreuve. Emu de tout ce bruit, le lieutenant La Reynie invita la faculté de médecine à remettre la question à l’étude. C’était chose grave pour le docte corps : il s’agissait de se déjuger; il ne s’y résigna qu’au bout de deux ans, et enfin le 21 mars 1670 un mémorable arrêt du parlement fit triompher le pain mollet, dont la vogue alla croissant jusqu’à la chute de la monarchie. Après la prise de la Bastille allaient commencer des jours où les Parisiens n’auraient pas toujours le choix du pain.

Dans l’intérêt des consommateurs, l’ancienne police aimait à susciter des concurrences aux boulangers. Ils étaient beaucoup plus nombreux sous Louis XIV qu’aujourd’hui. Le nouveau Paris n’en renferme guère plus de mille. Vers 1680, avec une population qu’on exagère sans doute en la portant à 800,000 âmes, on en comptait plus de 1,800. Outre six boutiques privilégiées pour la cour, il y avait dans la ville proprement dite 250 boulangers de petit pain, c’est-à-dire autorisés à faire de la fantaisie. Ceux-ci, depuis 1637, s’étaient constitués en corporation fermée, avec jurande; chaque maître ne pouvait former qu’un apprenti à la fois. Dans les faubourgs se réfugiaient les boulangers de gros pain, ainsi nommés parce qu’ils travaillaient pour le vulgaire exclusivement et sans être incorporés; leur nombre s’est élevé jusqu’à 660. Enfin, en temps ordinaires, 900 forains environ approvisionnaient deux fois la semaine des marchés spéciaux, ou portaient le pain en cachette dans les maisons bourgeoises. Ceux de Gonesse avaient la meilleure clientèle; les autres venaient d’un rayon qui s’étendait jusqu’à Corbeil et Pontoise. Le grand nombre des boulangers avait sa raison d’être dans ces deux faits : d’abord que nos ancêtres mangeaient beaucoup plus de pain que nous[1], le double au moins, et en second lieu que le boulanger, faisant à peu près tout par lui-même, jusqu’au tamisage du blé écrasé, devait y donner un temps considérable. Voici un bilan quasi officiel, une moyenne fournie par la corporation à l’au-

  1. Entre toutes les estimations que je trouve pour les derniers temps de Louis XIV, la plus probable est celle qui attribue à Paris et à la banlieue une consommation de 4,000 muids de blé par semaine, soit 2,995,200 quintaux métriques par an. Comme on tirait du blé moins de farine, cela pouvait donner par tête et par jour entre 800 et 1,000 grammes de pain de toute nuance. Aujourd’hui la consommation moyenne du département de la Seine est de 434 grammes, presque tout en pain blanc. On n’y emploie pas beaucoup plus de blé qu’il y a deux cents ans (3 millions de quintaux métriques), bien que la population départementale soit de 1,900,000 âmes.
    Il y avait autrefois beaucoup plus d’issues qu’aujourd’hui, et elles étaient indispensables pour la nourriture du bétail. Elles sont beaucoup moins nécessaires depuis l’invention des prairies artificielles.