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la bonne déesse, qui paraît avoir été la grande vulgarisatrice pour l’Occident, et dont le souvenir est conservé par le mot de céréales. Il y eut là plus qu’une découverte industrielle : ce fut une révolution sociale et une des plus grandes que l’humanité ait traversées. Une ligne était tracée, pour ainsi dire, dans la série des temps entre la sauvagerie et la civilisation. Au lieu d’une nourriture insuffisante et fugitive qu’il fallait poursuivre en se déplaçant sans cesse, l’homme allait posséder un aliment qu’il pourrait multiplier à l’infini, mais à la condition de se fixer lui-même sur le sol : de là nécessité de la vie sociale. Pas de culture sans sécurité pour les fruits du travail; le droit de propriété prend racine et se ramifie avec le temps en toute sorte de législations. Dans l’ordre physiologique, le changement est encore plus fécond, et l’homme subit au physique une transformation qui réagit sur son moral. Le nouveau farineux, qui se rapproche par son gluten de la matière animalisée, accompagnant dans telle proportion qu’on veut les autres alimens, mais léger et nutritif par lui-même, pouvait satisfaire l’estomac sans le surcharger : il a éliminé peu à peu ces nourritures féroces qui exigeaient des digestions bestiales. Le corps, moins appesanti, a revêtu des formes nobles, et l’intelligence a été moins esclave de la matière. Mais combien il a fallu d’efforts instinctifs, se succédant à travers les siècles, pour en venir là, et qu’il y a loin du présent brut de Cérés au petit pain que nous trouverons demain sur notre table, et que nous n’accueillerons peut-être pas avec tout le respect qu’il mérite!

Dans l’origine, le blé était mangé en nature : on le dépouillait, quand on pouvait, de son écorce rugueuse, en l’imbibant d’eau, ou en le faisant griller sur un âtre de pierre échauffée. Aux temps auxquels se rapporte l’Odyssée, c’était encore la nourriture des dieux, c’est-à-dire qu’il était rare, et que les simples mortels étaient invités à s’en passer. Les inventions ont presque toujours pour point de départ un fait naturel qu’on observe, et qu’on tâche de reproduire mécaniquement. Le grain, même grillé, devait être assez indigeste quand on n’avait pas la patience de le mâcher parfaitement. Il est probable qu’en le voyant plus facilement assimilable lorsqu’il était bien pulvérisé sous la dent et bien humecté dans la bouche, on eut l’idée de le triturer et de le délayer. Ce fut la panification à ses débuts. Selon qu’elle était plus ou moins détrempée d’eau et plus ou moins chauffée, cette farine grossière donnait une espèce de bouillie ou des gâteaux mats, secs et durs; on les faisait plats et très minces, afin qu’on pût les rompre, car il aurait été difficile de les couper : de là cette antique locution, rompre le pain. C’est au hasard probablement qu’on doit le secret de faire lever la