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tante en Allemagne, et dont les progrès sont frappans parmi nous. Dirons-nous avec le docteur Büchner que cette cause c’est le retour à l’expérience, à l’observation des faits, en un mot à la vraie méthode scientifique? Non sans doute, car l’expérience immédiate ne prononce rien sur le matérialisme : ce n’est pas à elle qu’il appartient de sonder les premiers principes, et pour affirmer le matérialisme, il faut employer le raisonnement, l’hypothèse et l’induction, tout au moins autant que dans la doctrine contraire. Non, ce qui explique le succès du matérialisme, c’est un penchant naturel à l’esprit humain, et qui est aujourd’hui extrêmement puissant dans les esprits : le penchant à l’unité. On veut expliquer toutes choses par une seule cause, par un seul phénomène, par une seule loi. C’est là sans doute un penchant utile et nécessaire, sans lequel il n’y aurait pas de science; mais de combien d’erreurs un tel penchant n’est-il pas la cause! Combien d’analogies imaginaires, combien d’omissions capitales, combien de créations chimériques a produites en philosophie l’amour d’une vaine simplicité! Qui peut nier sans doute que l’unité ne soit au dernier fond des choses, au commencement et à la fin? Qui peut nier qu’une même harmonie gouverne le monde visible et le monde invisible, les corps et les esprits? Mais qui nous dit que ces harmonies, ces analogies qui unissent les deux mondes soient de l’ordre de celles que nous pouvons imaginer? Sur quoi nous fondons-nous pour forcer la nature à n’être autre chose que l’éternelle répétition de soi-même, et, comme le dit Diderot, un même phénomène indéfiniment diversifié? Illusion et orgueil! Les choses ont de plus grandes profondeurs que n’en a notre esprit. Sans doute la matière et l’esprit doivent avoir une raison commune dans la pensée de Dieu : c’est là qu’il faudrait chercher leur dernière unité; mais quel œil a pénétré jusque-là? Qui pourra croire avoir expliqué cette origine commune à toute créature? Qui le pourrait, sinon celui qui est la raison de tout? Mais surtout quelle faiblesse et quelle ignorance de limiter l’être réel des choses à ces fugitives apparences que nos sens en saisissent, de faire de notre imagination la mesure de toutes choses, et d’adorer, comme les nouveaux matérialistes, non pas même l’atome, qui avait au moins quelque apparence de solidité, mais un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, et que l’on pourrait appeler la poussière infinie!


PAUL JANET.