Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/918

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conde. Il n’en est pas ainsi : le cerveau ne change que successivement. D’un autre côté, le moi est-il donc immobile? Ne change-t-il pas aussi, lui, d’instant en instant? Est-ce que le jeune homme est le même que l’homme, l’homme que le vieillard? Ainsi ni le changement n’est absolu dans le corps, ni l’immobilité dans l’âme. Ne pourrait-on pas se rapprocher? La conscience de l’identité correspondrait en nous à la partie durable du cerveau, et la conscience du changement à la partie changeante. De la sorte se réuniraient dans l’homme, selon l’expression de Platon, l’un et le plusieurs, le même et l’autre. C’est là, je crois, ce que l’on peut dire de plus profond en faveur du matérialisme; mais je ne crois pas qu’il se soit jamais donné la peine d’aller aussi loin dans sa justification : c’est nous qui prenons la peine de lui fournir des armes. Quoi qu’il en soit, ce dernier biais ne me satisfait pas plus que les précédens. Il y aurait d’abord quelque chose d’étrange, c’est que l’homme perdrait à chaque instant une partie de soi-même, et qu’il se recompléterait à chaque instant. Au bout d’un certain temps, je n’aurais plus que les trois quarts de moi-même, puis la moitié, puis le quart, puis rien. Est-ce bien là le tableau fidèle de ce que nous éprouvons quand nous nous sentons changer? Les phénomènes changent, mais nous les attribuons toujours au même individu : il y a des variations d’intensité dans la conscience de ce moi permanent, des renversemens, des révolutions, mille accidens, mais l’être persiste et se retrouve toujours après les défaillances, après les excitations et les troubles de toute nature auxquels il est en proie.

Et d’ailleurs ces changemens organiques, pour s’opérer plus lentement, n’en produisent pas moins à la fin les mêmes effets. Au bout de plusieurs années, un nouveau moî aurait succédé au précédent. Supposons que le renouvellement se fasse en quatre temps correspondant aux quatre âges de la vie : il y aura donc un moi enfant, un moi jeune homme, un moi dans la maturité, un autre dans la vieillesse! Mais ce sont là quatre hommes différens, qui héritent en quelque sorte l’un de l’autre. Comment se réunissent-ils pour en former un seul, et un seul se possédant soi-même, ayant conscience et souvenir de son identité? Ce ne sera là encore qu’une identité apparente, semblable à celle d’une fonction publique remplie successivement par des hommes suivant les mêmes erremens que leurs prédécesseurs, mais au fond différens d’eux. Je me lasse à poursuivre des conséquences subtiles et frivoles qui répugnent à tout bon sens.

Après cet exposé et cette discussion des nouvelles doctrines allemandes, il ne reste plus qu’à se demander quelle cause scientifique peut expliquer cette recrudescence du matérialisme déjà si écla-