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Ces quelques détails auront suffi pour montrer que les deux camps sont riches l’un et l’autre en défenseurs savans, passionnés, convaincus. Si l’on pouvait oublier un instant que ce sont les intérêts les plus chers de l’humanité qui sont ainsi livrés à d’éternelles disputes, on éprouverait une noble joie à voir d’aussi grandes questions exciter de part et d’autre tant d’hommes de science et de talent. Ces grands efforts pour résoudre d’aussi grands problèmes seront toujours comptés parmi les plus nobles emplois des facultés humaines. On a beau nous inviter à les oublier, ces immortels problèmes, on a beau nous dire de regarder à nos pieds et pas au-delà; on n’éteindra pas en nous la soif de l’invisible et de l’inconnu. Ceux-là mêmes qui réduisent tout à la matière ont encore la prétention de connaître le fond des choses et de pénétrer jusqu’aux premiers principes. L’Allemagne, en creusant, comme elle le fait depuis dix ans, le problème de l’esprit et de la matière, continue dignement la tradition philosophique où elle occupe depuis si longtemps le premier rang. Le temps des grandes constructions métaphysiques paraît passé, au moins quant à présent. La philosophie est aux prises avec le réel, avec l’esprit positif du siècle. Triomphera-t-elle ? parviendra-t-elle à maintenir l’idée de l’esprit dans un temps où la matière semble triompher de toutes parts? Voilà la question qui s’agite en Allemagne, et qui en même temps, sous une autre forme, s’agite en France. Il n’échappera en effet à personne que les phases que nous avons racontées ont d’assez grandes analogies avec celles que la philosophie française a traversées depuis 1848. Le progrès croissant du naturalisme parmi nous n’est plus un mystère pour personne. Cependant il est à propos de dire que, malgré la tendance irrésistible qui l’entraîne à ses conséquences ordinaires, le naturalisme français n’a pas encore osé arborer hardiment le drapeau du matérialisme, et qu’il s’en défend même avec hauteur. Il est manifeste que la philosophie française non spiritualiste en est à peu près où en était la gauche hégélienne en 1840. Michelet de Berlin, Strauss, Feuerbach même, ont aujourd’hui des représentans parmi nous qu’il est inutile de nommer. Quant à Moleschott et Buchner, on ne pourrait guère trouver leurs analogues que dans quelques enfans perdus du positivisme, qui affirment et tranchent avec audace là où le maître avait recommandé de s’abstenir absolument. Notre polémique s’adresse donc à l’Allemagne plus qu’à la France : chacun en fera les applications qu’il jugera à propos.