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choses par leur nom, et ne craignait pas d’employer le langage le plus grossier et le plus brutal. Ce n’est pas tout. En politique comme en philosophie, la jeune école professait les doctrines les plus radicales. 1848 arriva; l’extrême gauche hégélienne devint l’extrême gauche révolutionnaire; l’athéisme et le socialisme se donnèrent la main : par là s’augmenta encore la répulsion que l’hégélianisme inspirait, et dont la philosophie devait subir le contre-coup. La réaction de 1850 vint la frapper comme elle la frappa chez nous. L’opinion s’éloigna d’elle; le silence se fit autour des universités, occupées en général par des hommes de second ordre, dont quelques-uns cependant, dans la critique surtout, étaient éminens. Tous ces faits sont d’autant plus faciles à comprendre qu’ils ont eu leurs analogues parmi nous.

Mais le silence et la paix ne sont pas de ce monde. La philosophie, vaincue avec la révolution, contenue dans les universités, oubliée en apparence par le public, recommença bientôt à se réveiller. Ni l’esprit humain, ni l’Allemagne ne peuvent se passer de philosophie; mais le réveil se fit par un côté inattendu : il vint du côté des sciences naturelles. Ce phénomène doit avoir sa raison dans l’esprit de notre temps, car c’est aussi ce que nous avons vu chez nous. C’est en effet l’école positive qui a profité parmi nous de la pénitence infligée à la philosophie des écoles. En voulant contenir un libre spiritualisme, on a ouvert toute grande au matérialisme une voie large et sans combat.

Un des premiers symptômes du réveil de la philosophie en Allemagne fut le succès inattendu d’un philosophe déjà vieux, qui, depuis plus de trente ans, écrivait au milieu de l’indifférence publique, et dont nous avons cité quelques paroles pleines d’humour et de misanthropie : nous voulons parler de Schopenhauer. L’originalité incontestable de cet écrivain, son style plein de couleur et d’amertume, d’une netteté peu commune en Allemagne, ses invectives acerbes contre la philosophie de l’école, la bizarrerie de son caractère misanthrope et pessimiste, une sorte d’athéisme fier et hautain qui rappelle celui d’Obermann, ses qualités et ses défauts, convenaient assez à une époque de lassitude intellectuelle où ni la foi, ni la philosophie ne satisfaisaient plus personne, la première n’ayant pu se guérir des blessures du docteur Strauss, et la seconde discréditée par l’abus du formalisme scolastique. Les écoles allemandes, frappées d’abord par la réaction, l’étaient maintenant par la philosophie libre et individuelle; c’est encore ce qui s’est vu également en France, où les écoles, fières d’avoir été frappées par le parti rétrograde, se croyaient naïvement les dépositaires et les organes du libéralisme philosophique, lorsqu’elles se virent tout à