Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/883

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.

Lorsque Hegel est mort en 1832, jamais conquérant ne laissa un empire plus vaste et en apparence moins contesté. Il avait fait taire toutes les voix rivales, même celle de son maître et de son émule, l’illustre Schelling. Herbart seul avait pu sauver son indépendance, mais il n’était pas écouté; son temps n’était pas encore venu. Le profond et amer Schopenhauer commençait à protester à Francfort dans la solitude, et devait pendant longtemps braver l’indifférence du public, Humboldt plaisantait en petit comité de ce qu’il appelait la prestidigitation dialectique de Hegel; mais au dehors il se conduisait avec cette école comme il faisait avec les puissances, et lui témoignait un juste respect. Dans ce silence universel, l’école de Hegel avait tout envahi, les universités et le monde, l’église et l’état. Un formulaire commun régnait dans toutes les écoles. Il semblait qu’une nouvelle église fût fondée.

Cependant un credo philosophique n’a jamais été de longue durée, après un premier moment d’entente superficielle, où des esprits animés par des sentimens communs, et n’ayant pas encore creusé leurs idées, s’accordent sur les mots faute de fixer leur attention sur les choses, après ce premier étourdissement que cause à des esprits de second ordre l’autorité dominatrice du génie, chacun reprend peu à peu possession de soi-même, et cherche à se rendre compte de ce qu’il professe. Après la foi vient l’interprétation, et avec l’interprétation le prestige de l’unité disparaît; les hérésies commencent. C’est ce qui arriva bientôt à l’hégélianisme : on s’expliqua, et dès lors on ne s’entendit plus.

Trois interprétations différentes furent données par les disciples de Hegel de la philosophie du maître, l’une dans le sens spiritualiste et religieux, l’autre dans le sens naturaliste et athée, et entre les deux une école moyenne essaya de maintenir la haute pensée conciliatrice du maître lui-même, et de tenir la balance égale entre l’esprit et la nature. Le théisme, le panthéisme et l’athéisme, telles furent les trois doctrines qui se partagèrent l’héritage de Hegel. On appela ces trois divisions de l’école de noms empruntés à la langue de la politique, la droite, le centre et la gauche, qui eut bientôt son extrême gauche. Dès 18S3, ces schismes se préparèrent : en 1840, ils étaient consommés.

De ces trois fractions de l’école hégélienne la plus puissante, et celle qui remua le plus les esprits, ce fut évidemment la plus radicale, la plus énergique, à savoir la gauche et l’extrême gauche. La gauche, représentée d’abord par Michelet de Berlin et par le doc-