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lui. Il le prend de si haut avec les plus grands personnages et traite les femmes avec une galanterie si outrée que rien n’est plus choquant. Dans le sein de la délégation, il ordonne despotiquement et ferme la bouche à quiconque essaie de s’opposer à ses caprices en disant que « tel est le bon plaisir de l’impératrice; qu’elle ne veut pas qu’il en soit autrement. » Il traite tout le monde aussi cavalièrement, même le roi. J’ai eu le désagrément de me trouver mêlé à une de leurs querelles : c’était à propos de danse, lors d’un bal masqué chez le prince Repnin. Sa majesté voulait attendre pour danser que la pièce où l’on avait soupé fût débarrassée, parce qu’elle était plus grande. Le prince, plus impatient, voulait qu’on commençât dans une autre. Sur ce que je vins annoncer au roi qu’on allait commencer à danser, il me pria de dire à Repnin qu’il préférait attendre qu’un plus grand appartement fût préparé. Pour toute réponse, Repnin me dit : Cela ne se peut pas, et s’il ne vient pas, nous commencerons sans lui. La suite en fut que le roi se mit tranquillement à danser.

« Rien ne prouve plus les singulières vicissitudes des choses de ce monde que de voir le nonce du pape attendre une heure et demie dans l’antichambre de l’ambassadeur de Russie pour le complimenter à l’occasion du jour de la naissance de l’impératrice. Cela s’est, à la lettre, passé ainsi le 5 décembre 1767.

« En dehors de ces façons dominatrices, le prince Repnin est un digne homme, sensible et humain, de beaucoup d’esprit et d’agrémens. Il s’est conduit dans toutes ces affaires avec beaucoup de désintéressement, et a même fui bien des occasions de s’enrichir. S’il pouvait mettre autant de douceur dans les manières qu’il montre, de modération dans l’usage qu’il fait de son pouvoir, il aurait plus d’approbateurs; mais il commande toujours et n’essaie jamais de persuader. Il est personnellement attaché au roi, et l’a sauvé à certains égards. Sa majesté était si embarrassée et si affligée de la situation à laquelle elle se trouvait réduite, tant par le zèle intempestif que par l’ambition effrénée et le caractère inquiet de ses sujets, que si elle n’avait pas été fermement soutenue par Repnin et d’autres, elle aurait abdiqué. Pour ma part, je ne puis m’empêcher de penser que cette résolution aurait immortalisé son nom…………………

« Chaque jour apporte de nouvelles preuves de l’omnipotence de l’ambassadeur russe. Chez le primat, on vint à parler de quelques-uns des anciens rois de Pologne qui, forcés de fuir leur royaume, avaient dû chercher le soutien de leur existence dans l’exercice d’un métier; l’un d’eux, entre autres, fut un moment orfèvre à Florence. Le roi dit à ce sujet qu’il serait fort embarrassé d’être mis à pareille épreuve, car il ne saurait comment gagner sa vie. « Pardonnez, sire, reprit l’ambassadeur, votre majesté sait toujours très bien danser. » Que penserions-nous, nous autres Anglais, en entendant un ambassadeur étranger dire à notre souverain : « Si toute ressource lui manque, votre majesté peut se faire maître de danse? » J’ai entendu cette conversation pendant un dîner

« Un autre jour que je parlais au roi de ce qu’il avait fait de grand et d’utile pour son pays, de l’ordre qu’il avait établi dans l’armée, de l’académie militaire qu’il avait fondée, etc., il me répondit : « Vous envisagez