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Au bout d’une demi-heure, je répétai la même question à un tropeiro.

Très legoas, senhor (trois lieues).

La réponse était si inattendue que je dus réitérer la demande au maître d’une venda devant laquelle nous passâmes quelques minutes après. Je croyais enfin tenir mon affaire.

Très legoas e meia, senhor (trois lieues et demie), me répondit l’aubergiste.

Voyant que je m’éloignais de mon but au lieu de m’en rapprocher, je craignis une erreur du guide, et je priai mon interlocuteur de m’indiquer le véritable chemin. Sur l’assurance formelle que j’étais dans la vraie direction, je continuai ma route, cherchant vainement à m’expliquer ces contradictions. Je ne vis qu’un moyen de sortir d’embarras, c’était d’interroger impitoyablement tout individu que je rencontrerais. Les nouvelles réponses furent plus singulières encore que les premières.

Cuatro legoas, senhor (quatre lieues), me dit un mascate (colporteur).

Não sei, senhor (je ne sais pas), disaient de leur côté la plupart des nègres.

Dous cuartos e meia (deux quarts et une demie), répondit un tropeiro.

— Vous voulez dire une lieue ? répliquai-je.

Si, senhor.

— Pourquoi donc dites-vous deux quarts et une demie ?

He costume (c’est l’habitude).

Voyant une mulâtresse sur le seuil de sa porte, je fus curieux de connaître aussi son avis.

Très legoas, senhor.

— Mais il n’y a pas trois lieues, objecta le mari en sortant de sa hutte.

São pequenas, mas são très (les trois lieues sont petites, si vous voulez, mais il y en a toujours trois), reprit la femme d’un ton de conviction qui n’admettait pas de réplique.

Cette réponse me donna enfin le mot de l’énigme : c’est l’ignorance absolue où l’on est dans ce pays sur la valeur réelle de la lieue ; chacun l’estime à sa façon.

Chose digne de remarque chez un peuple où, aux termes de la constitution, les titres nobiliaires ne sont pas héréditaires, il n’est pas de mendiant qui ne soit anobli. Souvent une seule particule ne suffisant pas, on accouple deux ou trois titres qui rendent ainsi l’appellation plus sonore. J’ai rencontré quelquefois les plus grands noms du Portugal portés par des tropeiros courant les picadas de