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le pas avec la dignité d’hommes libres qui sentent le prix de leur indépendance. De temps à autre, une colonne s’arrêtait pour donner aux pièces d’artillerie remorquées par les enfans le temps de gravir les pentes raides de la cité haute. Les deux côtés de chaque rue étaient encombrés de négresses coiffées du turban et faisant des signes d’intelligence aux soldats qu’elles reconnaissaient sous l’uniforme. Le soir, le vacarme de la veille recommença avec plus de frénésie encore. Des groupes de noirs parcouraient les rues précédés d’une torche, criant, gambadant et gesticulant. Par intervalles, une fusée partie d’une fenêtre tombait sur la foule, et la joie redoublait. Les femmes surtout, atteintes par les étincelles, se démenaient avec force cris et force contorsions pour préserver leurs énormes turbans et leurs robes flottantes. De temps à autre, l’artillerie, les pétards et les fusées de la rade répondaient aux canons, aux pétards et aux fusées de la ville, et le spectacle tenait alors du prodige.- On eût dit que l’Océan secouait des étincelles et embrasait la cité, tandis que celle-ci lançait des éclairs pour illuminer le ciel. La fête se serait prolongée probablement jusqu’au lendemain, si un orage survenu tout à coup n’eût fait rentrer chacun chez soi. J’ai vu bien des fêtes nationales dans la vieille Europe, nulle part je n’ai remarqué une joie aussi bruyante, une gaîté aussi franche.

Les nègres sont en très grand nombre à Bahia, et plusieurs fois dans les troubles politiques ils ont donné aux Portugais des craintes sérieuses[1]. Les rivalités de tribus, que ceux-ci entretiennent soigneusement, ont empêché le renouvellement des massacres de Saint-Domingue. Un voyageur qui ne connaîtrait pas les habitudes casanières des créoles croirait, en parcourant Bahia, se trouver dans une ville de noirs. On y rencontre des échantillons de toutes les races africaines que les conquistadores ont jetées sur les rivages du Brésil. L’athlétique mina semble y dominer et conserver toute sa sève et sa verdeur primitives. L’esclavage a introduit des coutumes bizarres qui frappent l’étranger. Parfois vous voyez circuler dans les rues deux noirs marchant d’un pas lourd et cadencé et faisant résonner sur les dalles une grosse chaîne rivée à leurs jambes. Ce lugubre appareil indique deux fugitifs dont on se méfie et qu’on attache l’un à l’autre, afin de rendre impossible toute évasion ultérieure. Plus loin vous apercevez un esclave la figure

  1. Le fait suivant, dont j’ai été témoin à cette fête, donnera une idée des sentimens qui animent les Africains à l’endroit des Portugais. Un officier attardé, qui allait rejoindre sa colonne, étant tombé de cheval au milieu d’un groupe de noirs libres, ceux-ci reculèrent pour rire plus à leur aise de la mésaventure du senhor cavalier, et se gardèrent bien de lui porter secours. Le pauvre diable se releva comme il put.