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force et de durée, représentant au nord nos idées et notre civilisation.

Ce n’est plus seulement aujourd’hui une question de justice, de réparation ou d’humanité; c’est une question de sécurité et d’avenir. Supposez en effet un instant que la Russie telle qu’elle se montre sorte triomphante de cette crise qui est venue la surprendre : d’abord elle a fait fléchir l’Occident devant son orgueil et sa ténacité, elle a remporté sur l’Europe une victoire décisive. Et qui peut désormais l’arrêter? Maîtresse de la Pologne domptée par les armes et par la spoliation, libre de tourner encore une fois ses ambitions vers Constantinople, elle menace à la fois l’Orient et l’Occident de son panslavisme et de cette force révolutionnaire aveugle et sans scrupule qu’elle met au service de ses desseins de domination. La crise qu’elle traverse ne sera qu’un acheminement à la prépondérance qu’elle convoite. Dans tous les cas, il y a une déclaration d’impuissance de l’Europe devant la Russie redevenue le colosse moscovite. Quant à la Pologne elle-même, qu’en arriverait-il? Elle sera sans doute encore une fois soumise et muette, elle retombera dans un affaissement momentané; mais alors on pourra voir ce qui n’existe pas maintenant, ce qui n’est qu’une figure de rhétorique du prince Gortchakof. Aujourd’hui la Pologne est libérale, occidentale; vaincue et sans espoir, elle se livrera désormais à la révolution. Un haut fonctionnaire polonais écrivait il y a quelque temps ces paroles étrangement significatives : « Si de l’état de choses actuel rien de sérieux ne devait sortir, si le mouvement devait finir par être tout simplement comprimé, alors la guerre n’aurait cessé que pour faire place à la révolution. La révolution alors commencera bel et bien, et elle sera de toute nécessité socialiste, mazzinienne, etc. Son terrorisme ne connaîtra pas de bornes. Les crimes les plus épouvantables, les plus odieux, seront commis au nom de la haine nationale, et aucun Polonais n’osera protester... Une telle situation aura son contre-coup à l’étranger. Jusqu’à ce jour, c’est à l’extérieur que nos exaltés cherchaient des modèles révolutionnaires; les temps approchent où c’est chez nous, à Varsovie, que l’étranger viendra s’instruire à son tour. Mazzini trouvera chez nous des matériaux inflammables, comme il n’en a guère rencontré en Europe. Il y trouvera un art de conspirer perfectionné tout à fait à l’italienne, avec une qualité de plus que les Italiens n’ont pas eue : un courage indomptable, bravant tout danger et toute torture, ne craignant certes pas la potence, que les Russes sont parvenus à entourer d’un reflet vraiment idéal... Le gouvernement russe se flatte de pouvoir rétablir son autorité comme auparavant : cela est de toute impossibilité pour quiconque se rend un compte exact de la situation; mais, pour quiconque réfléchit, il n’est malheureusement pas non plus douteux que si la Russie reprend définitivement le dessus, nous serons ruinés moralement, et la Pologne deviendra un foyer d’anarchie européenne. » Ainsi de l’abandon naît la menace sous toutes les formes, tandis que d’une intervention décisive, efficace, naît le raffermissement public et social de l’Europe. La victoire de la Pologne, c’est la victoire de l’ordre et de la paix. Napoléon Ier disait autrefois que dans cinquante ans l’Europe serait révolutionnaire ou cosaque. Les temps ont changé, les événemens ont marché, et aujourd’hui, à la lumière de la situation intérieure de la Russie, des tendances et des procédés de sa politique, on peut, en modi-