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tous les principes des sociétés modernes à l’intérêt de domination. Certes il serait assez puéril de demander à la Russie de ne point se défendre, mais il est vrai de dire aussi que la guerre a ses lois, qu’il y a des armes qui ne sont point permises, et c’est réellement une chose étrange que l’obstination du prince Gortchakof à convoquer l’Europe à une croisade contre la révolution, qui est allée chercher un champ de bataille en Pologne! Une première fois, c’était déjà un lieu commun hors d’usage; aujourd’hui l’argument se retourne contre ceux qui l’invoquent.

Qu’y a-t-il donc de plus essentiellement anarchique que ce que fait la Russie depuis quelques mois ? Qu’y a-t-il de plus profondément révolutionnaire que cette œuvre d’implacable vengeance accomplie par le farouche et froid octogénaire Mouravief, envoyé à Wilna non pour combattre les insurgés par les armes de la guerre, mais pour tenter la destruction violente d’une société dont on ne peut avoir raison? Je ne sais si, depuis les grandes invasions et destructions mongoles, il y a eu un exemple semblable. On parle souvent de socialisme, et la Russie elle-même se croit permis d’en parler dans ses dépêches. Le voilà, le socialisme, dans ce qu’il a de plus cru et de plus violent, s’incarnant dans un despotisme gouvernemental et opérant en grand sur toute une population, sur toute une société, ne connaissant ni loi ni frein. Il y a quelques mois, il parut des instructions impériales adressées au général Mouravief et lui prescrivant les mesures les plus énergiques. Le nouveau dictateur de la Lithuanie devait être sans pitié pour tous les propriétaires suspects, pour les familles qui compteraient des membres parmi les insurgés; il devait, par tous les moyens, instruire les paysans des intentions paternelles du tsar, « leur montrer dans les propriétaires leurs ennemis et leurs oppresseurs,» leur fournir des armes au besoin; il devait sévir avec la plus grande rigueur contre le clergé catholique, faire dresser des listes de prêtres suspects, s’opposer par tous les moyens à certaines démonstrations des femmes, telles que le deuil. Ces instructions furent niées à Saint-Pétersbourg. Il n’y a qu’un malheur auquel est souvent exposé le cabinet russe : c’est qu’en réalité chacun des actes de Mouravief n’a été que la stricte exécution de ce plan.

Je ne parle pas des violences exercées contre les femmes, des personnes condamnées sans aucune garantie de .justice, des gentilshommes et des prêtres fusillés ou pendus, de ce malheureux et héroïque Sierakowski traîné au gibet, quoique blessé, sans jugement régulier; mais le trait caractéristique du système, c’est cette violente tentative de destruction pratiquée à l’égard de toute la classe éclairée par la confiscation sommaire de ses propriétés, et en cherchant à exciter contre elle les passions populaires, la cupidité des paysans, en offrant comme prix de la délation les biens confisqués. On attribue au grand-duc Constantin un mot significatif : « A quoi bon une noblesse et des bourgeois? aurait-il dit. Il ne faut qu’un empereur et les paysans! » Mouravief s’est chargé de mettre la théorie en pratique dans les provinces lithuaniennes. «Il est juste, disait-il dans une de ses circulaires aux exécuteurs de ses hautes œuvres, il est juste que les personnes suspectes soient privées des avantages que les paysans au milieu desquels elles habitent ont su mériter par leur loyauté et leur fidélité. Je recommande donc à votre excellence de publier un arrêté par lequel les pro-