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l’insurrection actuelle, ce n’est peut-être pas bien surprenant. Qu’on songe à la dure et effroyable condition où depuis longtemps se débat cette nation malheureuse, ne trouvant autour d’elle « qu’un gouvernement oppresseur, la loi toujours éludée, la justice toujours vendue,» réduite à vivre dans un état qu’on lui dit être sanctionné par des traités solennels et qu’on décore du nom d’ordre public européen, revendiquant sans cesse un droit imprescriptible et ne rencontrant que l’indifférence ou des sympathies inertes, essayant parfois de secouer le poids d’une infortune séculaire et retombant toujours vaincue et désespérée sous le joug : certes voilà une nation faite pour devenir l’ennemie de tout ordre établi, pour être accessible à toutes les pensées de destruction et de révolution! Et malgré tout cependant il n’en est rien. L’esprit révolutionnaire est à la surface; il se traduit en exaltation, en ardeur de combat. Au fond, la Pologne est restée une nation essentiellement conservatrice dans son esprit et dans son organisme. Elle a si bien gardé ce caractère, comme le remarque l’auteur de la Pologne et la Cause de l’ordre, que, même depuis le commencement de la crise actuelle, pas un acte, pas un fait, pas une parole ne révèle la prédominance de la pensée révolutionnaire. Le don de la propriété a été fait aux paysans selon les conditions qui avaient été fixées par la Société agricole en 1861. Les châteaux ont été respectés comme les chaumières. Nulle excitation n’est venue essayer de soulever les dangereux instincts des multitudes. Ce qu’est la Pologne en réalité, c’est une société conservatrice et libérale, issue de 89, ne prenant de la révolution que ce qui est devenu une vérité universelle, la passion de la liberté individuelle, de l’égalité civile, de la liberté religieuse, de la liberté politique; ce qu’a été la Pologne, ce qu’elle reste sous ses formes nouvelles, c’est une nation européenne, occidentale par son esprit, par ses mœurs, par ses instincts comme par ses traditions, et c’est là justement ce qui éclaire d’une lumière supérieure les luttes qu’elle soutient, c’est ce qui en fait le côté caractéristique et providentiel, et ce qui élève la question au-dessus même d’une question d’autonomie et d’indépendance politique.

« Pourquoi les Polonais se sont-ils soulevés? » C’est là l’étrange interrogation que s’adressait récemment dans un recueil, le Temps, un Russe de bonne foi qui a beaucoup souffert, je crois, et qui a écrit des livres navrans sur son pays, M. Dostoïevski. La question était curieuse, et la réponse ne l’était pas moins. — Pourquoi les Polonais se sont-ils soulevés? Sans doute, répond l’auteur, ils se sont soulevés pour l’extension de leurs droits, pour l’amélioration de leur existence : ils se sont soulevés pour une idée nationale, pour s’affranchir de la domination étrangère; mais ces raisons ne suffisent pas pour expliquer la lutte et la haine qui pousse les Polonais contre les Russes. Il y a une autre raison fatale, qu’il est inutile de se dissimuler. La vérité est que « les Polonais sont poussés contre nous comme un peuple civilisé contre un peuple qui l’est moins ou qui même ne l’est pas du tout. Quelles que soient les causes de la lutte, il est clair qu’elle s’aggrave et s’enflamme par ce fait que d’un côté il y a un peuple civilisé et de l’autre il y a des barbares... Les Polonais peuvent se considérer comme un peuple européen, ils peuvent se compter au nombre des habitans du monde « des saints miracles, » de ce grand Occident, formant le sommet de l’hu-