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conduite à son égard non en mère, mais en marâtre. » Vaines, déclamations ! Il n’avait ni le courage ni la force d’entrer en lice avec son siècle. Il s’étudia à réformer ses opinions, ses croyances, comme il réformait son poème ; il s’efforça d’effacer de son esprit toutes les leçons de ses maîtres ; ce fils de la renaissance chercha à oublier sa mère ; il se proposa de devenir un homme nouveau agréable à la réaction, à la Rome des rigoristes, au saint office et au Gesù. Dépouiller le vieil homme, entreprise difficile, sacrifice douloureux et amer ! Il eut plus d’une rechute. Dans sa prison, il composa des dialogues tout imprégnés de platonisme. Il s’en excusait en déclarant qu’assurément Platon est en désaccord sur beaucoup de points avec le Christ, mais que si le Tasse écrivait en platonicien, il croyait en chrétien. Et pour expier ces retours involontaires à ses anciennes erreurs, il composa d’autres dialogues où il outragea tout ce qu’il avait adoré.

Dans le Malpiglio, il attaque l’idée qui fut la plus chère aux hommes de la renaissance ; il établit que tous les systèmes se combattent, et que l’histoire de la pensée humaine n’est qu’une longue suite de contradictions. Son dialogue des Idoles porte le cachet du plus sombre ascétisme. Il y condamne tous les poèmes qui ne peuvent être agréés et goûtés par les cours ecclésiastiques. Idolâtres sont les poètes qui donnent une place dans leurs vers aux dieux de l’Olympe ! idolâtres sont ceux qui chantent l’amour, la plus coupable des idolâtries ! Et il confesse que lui-même autrefois fut idolâtre : toute âme qui a des attaches sur la terre est un temple consacré aux idoles. Idolâtres encore sont ces mondains qui recherchent de bons chiens de chasse pour courir le daim et le sanglier, ceux qui sont en quête de bons chevaux pour briller dans les tournois, ceux qui aiment les oiseaux de proie, les jardins et les palais, les eaux courantes et les collines fleuries, les étoffes précieuses, les parfums d’Arabie, les pierreries de l’Orient ! Idolâtres sont ceux qui aspirent à se faire admirer comme cavaliers, comme médecins, comme jurisconsultes, comme sculpteurs, comme peintres, comme poètes !… Qu’ils aillent tous s’instruire au prône du père Toledo ! Ils api)rendront de lui à purifier par la pénitence leur cœur consacré au culte des faux dieux.

Après être sorti de prison, le Tasse ne travailla qu’avec plus d’ardeur à se dépouiller de tout ce qui lui restait de ses idolâtries passées. Son projet favori était de se fixer à Rome, il songeait à prendre les ordres, il rêvait d’obtenir quelque bénéfice, quelque dignité ecclésiastique ; mais Silvio avait dit vrai : si Rome n’avait pas poursuivi la Jérusalem, elle l’avait condamnée dans son cœur. Le Tasse put s’en convaincre ; il essuya mille rebuts, mille affronts ;