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trop d’éclat ; une des villes de son gouvernement, Modène, était un foyer d’hérésie, et voilà que son poète, le chantre officiel de sa gloire, était aux prises avec l’inquisition. Il ne négligea rien pour étouffer ce scandale ; il s’efforça de calmer le Tasse ; il cherchait à l’empêcher de se confesser, « parce que dans ses confessions il avait coutume de dire toute espèce de choses et de se répandre en un torrent de folies. » Cependant le Tasse ne se laisse ni calmer ni réduire au silence ; du couvent de Franciscains où il s’est réfugié, il supplie les cardinaux du saint office de le citer à Rome devant leur tribunal ; il conjure Alphonse de forcer ses accusateurs secrets à se faire connaître, il consent à être écartelé sur la place publique ou tenaillé dans un cul de basse-fosse, s’il est faux qu’il ait été dénoncé à l’inquisition ; il exige que son procès ait son cours, il ne veut pas qu’on puisse attribuer son absolution à l’intercession de son protecteur ; il se sent coupable, mais pas autant que ses ennemis le disent ; si les inquisiteurs sont justes, ils ne lui infligeront qu’une peine légère ; après l’avoir subie, il brisera sa plume, renoncera au monde, prendra le froc… À quelques jours de là, il s’échappait clandestinement de Ferrare et s’en allait, déguisé en berger, demander un asile à sa sœur.


V. — LA PENITENCE DU TASSE.

Les biographes du Tasse ont souvent déclamé contre ce Celio Malaspina, qui, s’étant procuré une copie de la Jérusalem délivrée, la publia à Venise, sans l’aveu du poète, en 1580, sous ce titre : Il Goffredo di M. Torquato Tasso. Disons plutôt : Béni soit ce forban littéraire, car sans lui nous ne posséderions pas la Jérusalem délivrée ! À cette époque, le Tasse était plus résolu que jamais à la transformer, à la refondre. Oui, sans Malaspina, sans Ingegneri, qui quelques mois plus tard en donna une nouvelle édition complète et moins fautive, la postérité n’eût connu peut-être que la seconde Jérusalem, la Gerusalemme conquistata, que le Tasse considérait naïvement comme le corrigé de la première et comme le dernier effort de son art. Le succès de Silvio Antoniano avait été complet ; le Tasse s’était dégoûté de ce qui fera l’enchantement de tous les siècles. On voit par une lettre qu’il avait écrite en 1576 à Orazio Capponi, pour lui exposer le canevas de son poème, qu’en ce temps il avait déjà renoncé à l’épisode d’Olinde et Sophronie, chef-d’œuvre de passion chaste et contenue. Depuis lors il médita d’année en année de nouveaux changemens, ou pour mieux dire de nouvelles mutilations, qu’il avait la simplicité de prendre pour des embellissemens. Dans le trouble qui le possédait, son génie se re-