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imprimer l’allégorie en tête du poème… Seigneur, s’il a été permis à Pic de La Mirandole et à tant d’autres d’accorder Platon et Aristote sur des points où ils sont évidemment en désaccord, pourquoi, se couvrant de votre autorité, un de vos serviteurs ne pourrait-il entreprendre de concilier les principes poétiques de ces deux philosophes ? Je n’attaque pas, je me défends : la défense est autorisée par toutes les lois… Priez le seigneur Flaminio de m’aider à atteindre le but ; seulement il ne faudrait pas qu’il mêlât parmi mes idées trop de théologie, car je désire qu’on puisse croire que toute l’allégorie est bien de moi… »

C’est ainsi qu’il s’embarrasse dans ses propres filets. Il charge son allégorie de plaider pour son poème ; mais qui plaidera pour l’avocat ? Captivité douloureuse du génie enlacé de toutes parts par une puissance invisible qui le garrotte et l’étouffe ! Plus il se débat, plus les nœuds se resserrent, strettezza de’ tempi. Selon les mouvemens capricieux de son imagination toujours oscillante, tour à tour il se roidit, s’exalte, s’écrie : Foin des pédans ! Cancaro ai pedanti ! — ou il perd courage, se désespère. Un jour il a reçu la visite du redoutable Silvio qui partait en mission pour l’Allemagne. Le poetino lui a semblé moins rigide en paroles que la plume à la main ; il lui a donné l’assurance qu’on ne prendra pas de mesures de rigueur contre la Jérusalem que seulement elle sera vue de mauvais œil à Rome. « De cela je ne me soucie guère, » s’écrie le poète ; mais huit jours plus tard il annonce à Scalabrino sa résolution de remanier son poème, qu’il ne se pressera point de publier, et il lui mande encore qu’il ne s’occupe plus que d’une chose, savoir de retrancher tout ce qui pourrait chagriner les inquisiteurs.

Pendant les derniers mois de 1576, il est en proie à de mortelles incertitudes. Tantôt il se résigne aux changemens, aux suppressions qu’on exige de lui ; tantôt le cœur lui saigne à l’idée de mutiler son œuvre, il s’indigne contre cette tyrannie aveugle à laquelle il doit immoler et ses inspirations et sa conscience de poète. Aussi bien, qui lui répond qu’au prix de si cruels sacrifices sa Jérusalem obtiendra l’agrément de Rome ? Pour plaire aux dévots, ai chietini, ne faudrait-il pas la refondre tout entière ? Le Gesù, le saint office feront-ils jamais grâce à Clorinde, à Soliman ? Se réconcilieront-ils avec le magicien naturel, quand Pierre aura répandu sur son front profane les eaux purifiantes du baptême ? De quoi ne s’avisent pas les scrupuleux dans un siècle tout plein de sainteté, in questi secoli pieni di santilà !… Dans certains esprits, l’irrésolution est sujette à dégénérer en maladie chronique, et cette maladie est un des chemins qui conduisent le plus sûrement à la folie. Partagée, combattue, contraire à elle-même, l’âme finit par se briser dans ces luttes in-