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ma vie, tant je doute du succès[1]. » Et Gonzague lui-même, dont l’attachement pour le poète ne se démentit jamais, partageait ses alarmes ; il craignait quelque orage. « Je regrette, écrivait Silvio au Tasse, que mon caractère ou ma vocation m’ait rendu si rigoureux, et je vous prie de me le pardonner, d’autant que j’en ai déjà été puni, puisque le visage de tel homme que j’aime et respecte au plus haut degré s’est montré à moi pendant quelques jours, je ne dirai pas plein de trouble, mais moins serein qu’à l’ordinaire. »

Enfin le Tasse tente un effort suprême pour fléchir ce juge intraitable ; s’il ne peut le convaincre, il essaie du moins de le toucher.

« 30 mars 1576. — Dans les avertissemens de votre seigneurie,… j’ai reconnu son jugement, sa doctrine, sa religion et sa piété, et j’y ai vu en même temps beaucoup de bienveillance pour ma personne, beaucoup de sollicitude pour ma réputation… Et puisqu’elle a ainsi accompli tous ses devoirs de chrétien, de réviseur et d’ami, je m’efforcerai, comme il convient, de ne lui point paraître indigne de ses bontés ou peu empressé à les reconnaître. Je vous remercie donc des peines que vous avez prises… Je désire ensuite que vous sachiez que j’ai accepté une partie de vos avertissemens, et que je prendrai les autres en sérieuse considération. J’ai accepté tous ceux qui se rapportent au changement de quelques expressions et de quelques vers qui pourraient être mal interprétés ou offenser les oreilles des hommes d’église (de’ pii religiosi). Et pour ce qui regarde le fond des choses, je retrancherai de mon poème non-seulement quelques stances que vous jugez trop libres, mais une partie aussi des enchantemens et du merveilleux : ainsi la transformation des chevaliers en poissons, le miracle du tombeau,… la métamorphose de l’aigle, la vision de Renaud, et quelques autres endroits que votre seigneurie condamne comme inquisiteur ou désapprouve comme poète, et je compte dans le nombre l’épisode de Sophronie, ou du moins la fin, qui vous déplaît le plus ; mais à la vérité les enchantemens du jardin d’Armide et ceux de la forêt, et les amours d’Armide, d’Herminie, de Renaud, de Tancrède et des autres, je ne saurais comment les supprimer sans ruiner tout le poème… Et ici je désire que votre seigneurie… considère d’un œil d’indulgence ma position et ma fortune, les usages du pays où je vis et mes inclinations naturelles. Qu’elle sache encore que, parmi les inventions merveilleuses dont j’ai enrichi mon poème, il en est peu dont l’histoire ne m’ait fourni le germe… Ce sont les historiens aussi qui m’ont engagé dans des récits d’amours, car il est écrit que Tancrède, qui fut du reste un cavalier de grand cœur et de grand cou-

  1. Lettre à Scipion Gonzague, 1er octobre 1575.