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furent dépossédés de leurs colonnes qu’on purifia en les consacrant à saint Pierre et à saint Paul. Qu’en eût pensé Léon X ?…

L’inquisition avait fait accepter son empire dans toute l’Italie. Il n’était pas de ville où ne résidât, où ne régnât un inquisiteur ayant droit d’inspection sur les mœurs, sur les opinions, sur les livres. Aucun ouvrage, ancien ou moderne, ne pouvait voir le jour sans son approbation ; les libraires devaient soumettre à son examen tous leurs catalogues. La tyrannie de la congrégation de l’Index, récemment instituée, devenait chaque jour plus pesante, plus ombrageuse ; les classiques italiens furent mis à l’interdit ou expurgés soigneusement. Que d’hommes de lettres dénoncés, incarcérés, brûlés ! D’autres, plus heureux, réussirent à mettre les Alpes entre eux et le bourreau. Si l’église combattait l’hérésie à outrance, elle n’était pas moins ardente à traquer le platonisme ; les académies dont l’Italie s’était couverte lui causaient de mortelles inquiétudes ; un grand nombre furent fermées, supprimées ; les autres durent se réduire aux purs amusemens littéraires. Les jésuites remettent en honneur le Stagyrite tel que l’avaient accommodé les scolastiques ; c’est la seule philosophie tolérée. Platon ne trouve plus un lieu où reposer sa tête.


IV. — LE TASSE AUX PRISES AVEC L’ÉGLISE.

Bien que dans son enfance il eût fréquenté pendant trois ans les écoles des jésuites, le Tasse avait échappé entièrement à leur direction. Dès qu’il fut en âge de penser, il étudia avec passion les philosophes de l’antiquité et les platoniciens du XVe siècle. Pic et. Ficin furent ses maîtres ; ses dialogues en font foi. Quand il composa la Jérusalem, il se livra sans contrainte aux inspirations de son génie. Ferrare était alors la ville d’Italie où les esprits se sentaient le plus libres ; à la cour d’Alphonse, le Tasse put se croire dans un lieu de franchise. Ne cherchons pourtant dans sa Jérusalem aucune théorie philosophique ; il était trop grand poète pour faire dogmatiser la Muse ; mais on y trouve ce sens vraiment humain, cette sensibilité exquise, cette étendue de sympathies, cette conception large de la vie et de l’histoire qui fut le caractère de la renaissance. Le poète célèbre sur le ton de l’enthousiasme les exploits des croisés ; mais son enthousiasme est exempt de tout fanatisme : il ne craint pas d’attribuer des vertus aux musulmans ; Argant est un preux, Soliman est une grande âme ; Clorinde, avant même que le baptême l’ait purifiée, a toutes les vertus d’une chrétienne ; Herminie a toutes les grâces les plus délicates de la femme ; Armide elle-même, cette ennemie criminelle du Christ, se relève à nos yeux, quand nous dé-