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ma paix soit avec toi ! Tu n’as pas consacré tes veilles à chanter de folles aventures, de vaines et puériles fictions, mais les gloires de la chrétienté, le tombeau du Christ reconquis sur les infidèles, les exploits que Dieu opéra par l’épée de ses chevaliers, gesta Dei per Francos… » Qu’il est loin de compte ! L’église détourne de lui sa face, peu s’en faut qu’elle ne le frappe d’anathème ; à ses humbles réclamations elle répond que sa muse s’est donné des libertés qui, approuvées autrefois, ne sont plus même tolérées, qu’il y a cinquante ans que Léon X est mort, que sous Grégoire XIII les seuls juges compétens en matière de poésie sont les inquisiteurs généraux et les bons pères de la compagnie de Jésus, qu’il aura beau faire, Clorinde, Armide, Renaud ne seront jamais de leur goût… Et l’on s’imagine que pour souffrir le Tasse a eu besoin d’aimer Léonore et de n’en être point aimé !


Toute cette histoire se trouve consignée dans les lettres du Tasse, et en particulier dans ce qu’on a appelé sa correspondance littéraire. Pourquoi nos tassistes n’en ont-ils jamais dit le moindre mot ? Le génie dépouillé de ses franchises, enfermé dans un cercle de Popilius, c’est une captivité qui vaut bien celle de Sainte-Anne. Hélas ! j’hésite moi-même à déclarer que Rome a eu part aux infortunes du Tasse. Scrupule puéril ! Que sont les souffrances d’un homme au prix des destinées de l’église ? Luther avait paru. Pour lui résister et pour le vaincre, il fallut qu’aux papes philosophes succédassent les papes rigoristes. Le Tasse naquit du vivant de Paul III, au moment où l’ordre des jésuites venait d’être institué, au moment où le concile de Trente allait s’ouvrir. Est-ce la faute de l’église, et pouvait-elle déroger en faveur d’un seul de ses enfans aux nouvelles règles de conduite que lui imposaient les circonstances ?

Le Tasse fut bien malheureux. Son malheur me touche plus que personne. Je sais un homme qui n’a point de génie, qui n’a point écrit d’épopée, qui n’est rien, et qui cependant souffre souvent, comme le Tasse, de n’être pas né à son heure. Ce siècle lui est un lieu d’exil, un désert. Pour tromper sa souffrance, il visite les hôpitaux, il baise des plaies saignantes, il s’enivre de charité. Soyez béni, mon Dieu, vous qui nous avez donné des pauvres à aimer, des malades à soigner ! La charité, qui est de tous les temps, est le divin remède à tous les troubles de l’esprit.


II. — LE CREDO DU TASSE ET DE LA RENAISSANCE.

Quelle fut la foi religieuse et philosophique du Tasse ? Question qu’il est besoin d’éclaircir pour savoir au juste ce que l’église peut