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d’actes de violence, de suicides, de massacres. On se souvient de l’assassinat du régent, de l’attentat sur la vie du premier ministre Ando, de la mort tragique du prince de Mito, du suicide du gouverneur Hori et des ambassadeurs du taïkoun auprès du mikado[1]. De tels faits prouvent que le Japon traverse en ce moment une crise douloureuse, une époque de troubles et de désordres; tout le monde en souffre, et les étrangers, cause involontaire, mais directe de la révolution actuelle, ne font que partager, au milieu de ces dangers toujours renaissans, le pénible sort commun à tous ceux qui habitent l’empire du mikado. Les Japonais d’ailleurs ne s’étonnent nullement de ce qu’un homme ne s’éloigne pas de sa demeure sans être armé, et plus d’une fois j’ai vu un kotzkoï (domestique) remettre à son maître le revolver qu’il avait oublié de prendre chez lui, comme il lui aurait apporté sa canne ou son parapluie. Une arme quelconque est le complément obligé du costume de beaucoup de Japonais, et on ne trouve rien d’extraordinaire à ce qu’ayant adopté cette mode, nous ayons substitué le revolver au sabre, l’arme favorite des indigènes. Loin de s’en offenser comme d’une insulte ou d’une menace, ils y voient tout au plus un acte de précaution ou plutôt une habitude occidentale, et à leurs yeux elle est peut-être la moins étrange parmi celles dont nous les avons rendus témoins[2].

Puisque j’ai parlé du kotzkoï, qui tient lieu du boy chinois, il me reste à citer le comprador, le betto, le momba et le scindo, qui complètent ordinairement l’état de maison d’un négociant étranger. Le comprador, chef des autres domestiques, est l’homme de confiance de la maison. Il remplit l’office d’un véritable intendant; il a les clés de la caisse, il règle les comptes, assiste à tous les marchés, et son avis est d’un grand poids dans la conclusion des affaires. Les compradors sont ordinairement des Chinois : ils parlent et écrivent l’anglais, et savent assez de japonais pour être en état de traiter avec les indigènes sans avoir recours à des interprètes.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1863.
  2. Les Japonais sont tellement accoutumés à nous voir faire des choses qui leur semblent bizarres ou inutiles qu’ils ont fini par trouver naturel tout ce qu’il nous plaît de faire. Il faut croire qu’ils nous considèrent comme des êtres extraordinaires chez qui rien ne doit surprendre. C’est une plaisanterie assez commune que de se livrer en leur présence à toute espèce d’excentricités. Jamais rien ne leur arrache un sourire. On les voit quelquefois réfléchir pour découvrir la raison d’une singularité nouvelle; mais, comme ils n’en trouvent pas, ils préfèrent ordinairement l’admettre sans examen, ainsi qu’ils ont fait des autres. Un de mes amis, le peintre W…..n, s’avisa un jour de me rendre visite monté sur une vache qu’il avait harnachée à la façon des chevaux de selle. Dans ce grotesque équipage, il avait traversé la ville entière, mais il n’avait excité le rire que chez les étrangers qu’il avait rencontrés; quant aux indigènes, ils l’avaient vu passer sans faire la moindre attention à lui.