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clus avec le Japon, est sous tous les rapports moins favorisée que Nagasacki. La situation d’Hakodadé au nord des îles de Kiou-siou, de Sikok et de Nippon, qui, avec leurs dépendances, forment l’empire japonais proprement dit, l’éloigne du mouvement des communications régulières entre l’Occident et l’extrême Orient. Hakodadé ne sert de point de relâche qu’aux bâtimens de guerre russes envoyés sur les côtes de Mandchourie, à quelques baleiniers américains, et enfin au petit nombre de navires qui exploitent le commerce entre Yédo et la Chine, et entre la Californie et Nikolaïefsk, le véritable emporium commercial des pays de l’Amour. De plus, le paysage de Hakodadé n’a point le charme qu’offre la campagne autour de Nagasacki, et son climat, sans être malsain, n’est pas agréable. Aussi l’île de Yézo, dont Hakodadé est le chef-lieu, n’a été visitée jusqu’à présent que par un nombre très restreint de voyageurs. C’est cependant Hakodadé que nous avions choisie comme première étape après Nagasacki. Nous espérions y recueillir quelques informations certaines sur les principaux établissemens que les Russes ont formés dans ces dernières années le long des côtes de la Mandchourie. En route, nous devions faire relâche à l’île de Tsousima, qui commande l’accès de la Mer du Japon.

Nous quittâmes Nagasacki un samedi, le 26 octobre 1861. La matinée était fraîche, presque froide, et à peine eûmes-nous dépassé les deux îlots d’Iwosima, qui masquent l’entrée de la baie de Nagasacki, que la brise, qui soufflait avec violence, nous obligea de quitter le pont et de nous réfugier dans le spacieux salon du Saint-Louis. Je m’y trouvai dans des conditions particulières de bien-être : seul passager à bord d’un grand et beau navire, je pouvais y prendre toutes mes aises. J’avais pour compagnons de voyage M. W..., le propriétaire du Saint-Louis, homme aimable, intelligent et très instruit, et le capitaine R..., un vieux marin qui avait navigué sous toutes les latitudes, visité toutes les contrées du globe, et qui à un esprit vif et enjoué joignait une rare expérience et une mémoire prodigieuse. Notre navire portait le pavillon étoilé de l’Union américaine. L’équipage se composait d’Anglais, de Hollandais, d’Américains, de quelques Malais et Chinois, et d’un cuisinier noir. Il y avait aussi un matelot français à bord, mais on ne le vit que vers la fin du voyage, au milieu d’une tempête qui nous assaillit dans la mer du Japon. Jusqu’à ce moment, il ne bougea du cachot, se refusant obstinément à travailler, vivant de biscuit et d’eau, et passant la journée à jurer, à crier, à chanter. Il n’est point facile, lorsqu’on n’a pas vécu parmi eux, de comprendre à quel degré les matelots poussent quelquefois l’entêtement; pendant longtemps, tous les efforts pour leur faire entendre raison restent vains, et c’est seule-