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à travers les siècles : Je suis ton frère, et je ferai comme toi. Il me semble d’ailleurs qu’il y aurait dans ce parti-pris un tort envers l’humanité tout entière, condamne à ne se pouvoir plus égaler, quoi qu’elle fasse, et à toujours voir sa vertu rester au-dessous de son effort. Ma tendresse et mon enthousiasme ne font acception ni des temps ni des races. Jeanne devant l’inquisition de Ronen vaut pour moi Jésus devant Caïphe. Et s’il naît quelque part une âme pure et forte pour elle-même, tendre pour les siens et pour ceux qui souffrent, soulevée par son élan au-dessus du vulgaire, ardente au bien et terrible au mal, je veux bien lui dire : Tu n’auras jamais une légende comme celle de Jésus, car l’avenir n’est plus aux légendes : mais je ne lui dirai pas : Tu ne vaudras jamais Jésus, car elle peut aimer connue il a aimé, et souffrir comme il a souffert.

L’idéal et la poésie peuvent rendre injuste pour le présent, qui est le réel : le livre de la Vie de Jésus en est quelquefois la preuve. La nature exquise de ce haut esprit ne peut pardonner aux vulgarités de la vie moderne, à notre civilisation étroitement régulière, à ce moule où elle enferme les existences et les pensées, à l’incapacité dont elle nous frappe pour l’extraordinaire et le miracle, à nos petites tracasseries préventives, plus meurtrières que la mort pour les choses de l’esprit. — Nos seules lois, dit-il, sur l’exercice illégal de la médecine eussent suffi pour arrêter Jésus. — Mais des scènes comme celle du possédé, que je rappelais tout à l’heure, sont-elles donc tant à regretter ? Il dira surtout : « Pour nous, éternels enfans, condamnés à l’impuissance, nous qui travaillons sans moissonner, et ne verrons jamais le fruit de ce que nous avons semé, inclinons-nous devant ces demi-dieux, ils surent ce que nous ignorons : créer, affirmer, agir. » Quoi donc ! pendant ces trois quarts de siècle, nos sociétés ont-elles été si impuissantes ? N’a-t-on ni affirmé ni agi ? Il s’est pourtant fait quelque chose depuis ce temps, et demain peut-être il se fera quelque chose encore !

Enfin je demande grâce pour les Juifs, et mieux que grâce. Si on fait de Jésus quelque chose qui ressemble à un dieu, le meurtre de Jésus aura quelque chose aussi de ce qu’on appelait autrefois un déicide. Il devient un crime inexpiable et éternel. Je n’ai pas besoin de dire que la philosophie de M. Renan repousse cette doctrine ; mais son imagination n’y échappe pas tout à fait. « Si jamais crime, dit-il, fut le crime d’une nation, ce fut la mort de Jésus. » Il a contre les Juifs des duretés étranges. Quand il les voit, pendant les longs et tristes siècles chrétiens du moyen âge, constamment courbés sous la servitude, ou sous l’insulte, ou sous la main des bourreaux, il leur dit que c’est leur faute, et que l’intolérance n’est pas un fait chrétien, mais un fait juif. Il les condamne à pis que la persécu-