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a jamais ri ou causé, car c’était un homme de l’Orient ; mais ses biographies ne nous le diraient pas, ou plutôt il n’a pas de biographies. On ne nous parle pas de son visage ; son âge même n’est pas indiqué. Il n’était pas marié sans doute, il a été de ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux (Matth., XIX, 12) ; mais on n’a pas seulement pris la peine de nous le marquer en termes exprès. On ne nous dit rien de ses habitudes et du détail de sa vie[1]. On ne nous raconte de lui que des apparitions, on ne recueille de sa bouche que des oracles. Tout le reste demeure dans l’ombre ; or l’ombre et le mystère, c’est précisément ce qui est divin. Si on aperçoit quelque chose de ses passions ou de ses préjugés, c’est autant que ses disciples les partagent et les sanctifient ; on n’entrevoit rien de ses faiblesses[2]. En un mot, ceux qui nous racontent Socrate sont des témoins, ceux qui nous parlent de Jésus ne le connaissent pas, ils l’imaginent.

Et l’image idéale grandit encore quand, à l’idée qu’on se faisait de Jésus au voisinage de sa vie réelle, s’ajoutent les progrès que la pensée chrétienne a faits par l’addition d’élémens nouveaux. C’est ainsi qu’après avoir cité le discours à la Samaritaine, M. Renan s’écrie : « Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. » Mais si Jésus n’a pas dit cette parole et n’a pu la dire, s’il a forcément partagé, malgré la largeur de son âme, le patriotisme ardent, mais étroit des fils d’Israël, l’apparence colossale diminue, et Jésus redevient, au sens propre de la locution hébraïque, un fils de l’homme ; car, même dans les Évangiles, la vérité n’est pas absolument effacée, et il s’y retrouve des traces qui l’accusent. Telles sont les paroles, si peu divines, à la femme syro-phénicienne : « il ne faut pas jeter aux chiens le pain des enfans. » Telles sont encore des scènes comme celle-ci que je prends dans le plus ancien évangile :


« Et au moment même où il sortait de la barque, il se présenta devant lui, sortant des tombeaux, un homme en puissance d’un esprit impur. — Il faisait sa demeure des tombeaux, et personne ne pouvait le lier, même avec des chaînes. — Plus d’une fois il avait été chargé de chaînes et d’entraves, et il avait ouvert les entraves et brisé les chaînes, et on ne pouvait venir à bout de lui. — Et continuellement, le jour et la nuit, il se tenait dans les tombeaux et dans les montagnes, criant et se frappant à coups de

  1. « Je ne voudrais pas, quant à moi, remplir ces vides par des suppositions qui mêleraient le roman à la poésie. » (Vie de Jésus, p. 379, ligne 1, et p. 403).
  2. « Il est probable aussi que beaucoup de ses fautes ont été dissimulées. » (P. 458.) On ne peut trop redire qu’il n’y a pas moyen de faire à l’auteur une objection qu’il n’ait prévenue.