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et là, tout mystérieusement, il m’a offert non-seulement la liberté mais encore une somme d’argent assez rondelette, si je voulais lui désigner les vrais coupables, car, disait-il, il ne pouvait voir en moi qu’un instrument passif sacrifié par des ambitieux. Je lui ai nommé immédiatement le roi Ferdinand et tous ses ministres. Cette escapade m’a valu une verte semonce; de plus, hier au soir, pendant le souper, j’ai été mis au pain sec et à l’eau, comme un écolier qui n’a pas su sa leçon. Tout cela est bien pitoyable. Quand je vois par quels moyens les hommes se laissent gouverner, dans quelle abjection on les tient et de quelles raisons on les paie, je me demande par quelle ironie Dieu a doué de parole des animaux pareils. Parfois nous nous imaginons ingénument que l’humanité aspire à la lumière; la plupart des hommes croupissent insensibles dans leurs vices et dans leur ignorance, et y retournent avec empressement, comme des porcs retournent à la fange, quand par hasard on a réussi à les en tirer. Dieu a fait l’homme d’argile, soit : l’homme ne se souvient guère que de cette origine. Dieu veuille que je sois injuste! mais cette lie humaine me soulève le cœur.

« A notre première rencontre, et de notre côté nous étions bien peu nombreux, j’ai battu les troupes royales, qui se sont enfuies à notre attaque comme une volée de pigeons. J’ai marché sur Cosenza, mais on ne tarda pas à être renseigné exactement sur nos forces ou plutôt sur notre faiblesse. Nous avons été cernés, écrasés; on est bravement mort en criant : Vive l’Italie! A la tête d’une quinzaine d’hommes, j’ai pu m’ouvrir un passage, nous avons gagné la montagne, nous dirigeant vers Polichoro, où j’espérais pouvoir m’embarquer. Jamais loups enragés n’ont été traqués comme nous l’avons été; jour et nuit en alerte. Nous étions vaincus, par conséquent nous étions criminels : il est donc naturel que chacun se soit tourné contre nous. C’est une bande de paysans mêlés de gendarmes qui nous a arrêtés. Je te fais grâce du reste. Je croyais avoir déjà bu toute l’amertume de la vie : je m’étais trompé. Ceux-là mêmes que nous étions venus délivrer se ruaient sur nous avec le plus de fureur. Au reste, peut-être étaient-ils justes à leur insu, et ne nous accablaient-ils ainsi que parce que nous avions échoué dans notre entreprise et ajourné encore leurs espérances. Je me suis demandé si ce n’était pas folie de vouloir sauver de tels hommes malgré eux, et si, sous prétexte de remplir un devoir, nous n’obéissions pas instinctivement aux subtils besoins de notre ambition personnelle. Aujourd’hui que tout est fini pour moi, que je suis désintéressé des choses de la terre, que je parle, hélas! déjà comme un revenant, je répondrai : Non... Non, ce n’est pas une folie de sauver l’homme malgré lui-même; c’est un devoir, un devoir absolu, que