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aimait, lui était insupportable. — Si je pars, se disait-il, il faut qu’elle quitte Ravenne. — Cependant il voulut faire dès à présent acte de courage et d’abnégation; mais ce ne fut pas sans un grand effort sur lui-même qu’il dit à Flavio avant de le quitter : — Viens donc ce soir chez Sylverine, nous passerons la soirée près d’elle.

— J’irai, répondit Flavio. Samla a raison, une femme ne doit jamais s’élever entre nous.

Le soir en effet, ils se rencontrèrent chez Sylverine, heureuse de revoir Flavio, espérant que tout dissentiment était à jamais éteint et se livrant avec naïveté à la joie que lui causait cette sorte de réconciliation; mais il arriva ce que nul des trois n’avait prévu : à mesure qu’ils reprenaient leur ancienne intimité, leur vieux péché remontait en eux et s’emparait de leur cœur. Sylverine, plus en doute que jamais sur elle-même, s’abîmait dans une contemplation intérieure qui ne lui apprenait pas lequel de ces deux hommes elle aimait. Jean sentait sa fureur près d’éclater, il faisait de Flavio un rival redoutable, et craignait de se retrouver vaincu dans le cœur de Sylverine. Quant à Flavio, une tristesse sans nom et pleine de douceur l’avait envahi. Lorsqu’il s’était revu assis à sa place d’autrefois, là même où il avait passé de si bonnes et longues soirées, près de cette femme adorée qu’il regrettait toujours, et dont, malgré ses déboires, il n’avait jamais pu se résigner à désespérer tout à fait, il sentit s’agiter en lui des sentimens non pas inconnus, mais sévèrement refrénés jusqu’à ce jour. Il regarda Jean avec envie, il l’accusa, il oublia le pardon tacite qu’il avait prononcé, il retira pour ainsi dire son indulgence et il se dit : — C’est trop, c’est plus que je n’en puis porter! — Ils causaient néanmoins tous les trois, Sylverine avec un abandon forcé qui ne trompait personne, Jean avec une violence à peine dissimulée, Flavio avec une gravité qui ressemblait bien à du désespoir. Les heures s’écoulaient, minuit avait sonné depuis longtemps, ni Jean ni Flavio ne semblaient penser à se retirer. Sylverine, qui comprenait assez nettement ce qui se passait en eux, laissait parfois et malgré elle échapper un sourire d’orgueil mal déguisé; quand deux hommes souffrent pour la même femme, celle-ci considère que c’est tout bénéfice pour elle. On eût dit en effet que Jean et Flavio restaient en présence moins pour être ensemble que pour se surveiller et se garder mutuellement. Chacun d’eux redoutait de laisser son compagnon seul avec Sylverine. Ils se sentaient invinciblement gagnés tous les trois par la fatigue de cette longue veillée, où chacun, tout en suivant le cours douloureux de ses propres pensées, se mêlait à la conversation et parlait le plus souvent comme un être inconscient de ses paroles. Le jour se leva et éclaira leur visage pâli.