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Jean éclata : il lui raconta qu’il l’aimait depuis longtemps, depuis le premier jour qu’il l’avait vue; qu’il s’était senti invinciblement attiré vers elle, et qu’il n’était point coupable d’avoir cédé à cet entraînement; que sa volonté, si forte d’habitude, s’était brisée lorsqu’il avait voulu la dresser comme un obstacle devant cette passion envahissante; qu’elle le savait bien du reste, et qu’elle n’en pouvait douter. Il lui dit qu’il était résolu à mettre toute considération sous ses pieds pour arriver à son but suprême, qui était elle. Il parlait avec ardeur: il s’emportait lui-même plus loin qu’il n’aurait voulu. — Je vous aime, je n’aime que vous, je ne veux que vous! lui criait-il en lui prenant les mains; si vous me refusez, si vous riez de moi, si vous me traitez comme un enfant ou comme un fou, je partirai : il ne manque pas d’endroits où je trouverai à me faire tuer!

— Et Flavio? lui dit Sylverine.

Ce fut la goutte d’eau qui apaisa cette ébullition. Jean retomba assis, la tête dans ses mains.

— Ah! dit-il, je suis un misérable!

À cette minute même, Sylverine pouvait tout sauver peut-être; il y avait dans le cœur de Jean une probité qu’elle était en droit d’invoquer. A lui, homme de sacrifice dans sa vie publique, elle pouvait montrer la grandeur du sacrifice fait à la reconnaissance et à l’amitié : elle pouvait le supplier de s’éloigner et profiter même de son trouble très réel pour lui arracher une promesse de départ; mais elle était entraînée par la curiosité de cette passion violente, elle sentait instinctivement qu’elle allait se jeter dans des complications terribles. Loin d’en être effrayée, elle y était attirée par le besoin d’émotions fortes qui la sollicitait sans cesse, et alors elle répondit à Jean : — Hélas! et que dirai-je donc de moi?

C’était un aveu. Jean saisit ses mains et les baisa avec frénésie.

La nuit venait; ils se levèrent et partirent pour rentrer à Ravenne. Lentement et pas à pas, ils traversèrent la forêt obscure; ils subissaient l’involontaire affaissement qui succède à ces sortes de crises : on eût dit qu’ils s’arrêtaient sur le seuil de ce qu’ils appelaient le bonheur et de ce qui, par le fait, était la trahison. Ils parlaient peu et à voix basse, serraient l’un contre l’autre leurs bras enlacés, et pensant à l’honnête homme qu’ils allaient tromper, ils disaient : — Pauvre Flavio!

— Ce n’est pas moi, s’écria Sylverine, qui aurai le courage de lui apprendre la vérité !

— Ni moi non plus, répliqua Jean.

— Qu’il l’ignore donc toujours! reprit Sylverine.

Jean ne répondit pas, mais il inclina la tête en signe d’acquiescement.