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encore des traces d’une ancienne écriture ; ce sont d’ordinaire où des reçus donnés aux contribuables par les percepteurs de l’impôt public, ou les quittances des soldats aux officiers chargés de les payer. Une inscription romaine des derniers temps de la république, qu’il étudie avec un grand soin, lui fait découvrir chez les anciens une vertu que nous croyions toute moderne, la charité. Il s’agit d’un homme de bien qui veut qu’on grave sur son tombeau qu’il aimait les pauvres. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que celui qui parle ainsi n’est pas un philosophe : on ne serait pas surpris de lui voir ces sentimens ; c’est un simple affranchi, un joaillier de la voie sacrée, margaritarius de via sacra. N’est-il pas remarquable de voir comment, aux approches du christianisme, ces grandes leçons d’humanité données par la philosophie descendent jusque dans le peuple ? Enfin un des plus curieux mémoires du livre est consacré à étudier les fragmens de Polémon, un écrivain touriste, comme on le dirait aujourd’hui, et cette étude révèle dans l’antiquité la plus reculée l’existence de certaines professions que l’on ne supposait pas aussi anciennes : d’abord celle des ciceroni ; il y en avait, sous le nom de périégètes et de mystagogues, dans les temples célèbres et dans les villes importantes de la Grèce. Ils étaient, comme les nôtres, à l’affût des visiteurs ; comme les nôtres aussi, ils les supposaient crédules, et, selon Lucien, pour embellir le passé des monumens qu’ils montraient, ils ne se faisaient pas faute de débiter beaucoup de fables. Plusieurs d’entre eux avaient couru le monde, et M. Egger raconte qu’au retour ils écrivaient la relation de leurs voyages à l’usage de ceux qui voulaient faire comme eux. Voilà une belle antiquité trouvée à nos Guides du voyageur ! Je pourrais poursuivre cette énumération ; mais ce que j’ai dit suffit, je crois, pour montrer quelles sont les préférences de l’érudition de M. Egger. Elle ne se perd pas dans les questions oiseuses ; elle a partout quelque chose de pratique et de vivant ; elle cherche dans l’antiquité l’analogue de nos sentimens et de nos usages ; elle se demande comment les gens d’autrefois, en présence des besoins et des difficultés que nous rencontrons devant nous, les ont surmontés. C’est ainsi que l’archéologie de notre temps s’est résolument placée au milieu de la vie des anciens, mais non pas seulement dans cette vie artificielle et arrangée que les historiens nous racontent : elle veut descendre plus bas, et saisir ce qu’on a appelé le tous les jours et la vie familière. Jusqu’ici le résultat de ces études a fait reconnaître que le plus souvent les mêmes besoins avaient amené les mêmes inventions, qu’il n’y a presque aucun de nos usages que les anciens n’aient pratiqué de quelque manière, et qu’en somme leur vie était bien plus semblable à la nôtre qu’on ne se l’était figuré. C’est de là qu’est parti un illustre archéologue, devenu subitement un grand historien, M. Mommsen, pour donner à ses ouvrages un intérêt tout nouveau. Par une manœuvre tout à fait contraire à celle d’Augustin Thierry, qui rendit à notre moyen âge sa couleur véritable en évitant de se servir des expressions qui rappellent l’époque moderne, M. Mommsen a hardiment jeté le monde moderne au milieu de ce monde ancien. Quand il parle des Gracques, on croirait qu’il est question de 89. Il a sans cesse à la bouche les mots de démocrates, de parlementaires et de clubistes. Les soldats de Sylla deviennent chez lui des lansquenets, les troupes espagnoles de Sertorius sont