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même existence. C’étaient deux âmes faites l’une pour l’autre. La reine avait voulu se marier selon son cœur. Rien ne lui aurait fait accepter ces unions sans tendresse qui semblent une dérision de la loi qui les ratifie, et de la religion qui les consacre. En 1838, lors de son couronnement, elle avait distingué le prince, venu à Londres avec le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, son père, et quelques mois après elle convoquait un conseil privé au palais de Buckingham pour annoncer qu’elle avait choisi son époux.

Rien n’était plus délicat, plus difficile que la situation de ce jeune prince exposé tout à coup à l’envie par l’éclat imprévu de sa fortune, à la défiance par sa qualité d’étranger. Quitter le calme profond d’une petite cour d’Allemagne pour le bruit et le grand jour de la vie publique anglaise, se faire estimer de tous sans porter ombrage à personne, ménager les susceptibilités des deux partis qui se partagent successivement le pouvoir, concilier dans une juste mesure l’obéissance du sujet et l’autorité conjugale de l’époux, exercer à côté du trône une influence sérieuse en respectant scrupuleusement les conditions du régime constitutionnel, c’était une tâche qui exigeait dans un homme de vingt ans une rare maturité d’esprit ; mais le prince Albert était une de ces natures d’élite chez lesquelles la sagesse vient avant l’expérience. M. Guizot, qui le vit à Londres en 1840, fut frappé du sens politique qui perçait, quoique avec infiniment de réserve, dans sa conversation. Lord Melbourne ne s’y était pas non plus trompé. Peu de temps après le mariage de la reine, et au moment où il allait être remplacé par le prince dans les fonctions de secrétaire privé, il écrivait une lettre dont l’avenir devait confirmer chaque ligne. « Lord Melbourne ne serait pas satisfait, est-il dit dans cette lettre datée du 30 août 1840, s’il ne répétait par écrit à votre majesté ce qu’il a déjà eu l’honneur de lui dire de vive voix au sujet de son altesse royale le prince Albert. Il a la plus haute opinion du jugement de son altesse, de sa modération et de sa discrétion, et c’est pour lui une grande consolation de penser qu’il laisse votre majesté dans une situation qui lui permettra de jouir d’une assistance aussi précieuse. Lord Melbourne tient pour certain que votre majesté n’a rien de mieux à faire que d’avoir recours aux avis d’un tel conseiller, lorsqu’elle sera embarrassée, et de s’en rapporter à lui en toute confiance. » Les hommes d’état anglais qui se sont succédé au pouvoir ont tous reconnu, comme sir Robert Peel l’avait fait, ce qu’on peut appeler la théorie constitutionnelle du mari de la reine. En 1854, lord Aberdeen eut l’occasion d’exposer cette doctrine devant le parlement, et personne ne la contesta. Le mari de la reine est membre du conseil privé ; il peut avoir une opinion sur les affaires les plus graves, et il a le droit de la faire connaître. Comme père des héritiers de la couronne, il peut et il doit donner à la reine tous les conseils que lui inspire sa sollicitude pour l’avenir de ses enfans. Son influence est donc aussi réelle que légitime.

Personne n’a mieux compris que le prince lui-même le caractère et l’étendue de ses devoirs. En 1850, lorsque le duc de Wellington lui fit l’offre si séduisante du commandement en chef de l’armée britannique, il ne crut pas pouvoir accepter cet honneur, et motiva son refus dans une lettre qui est le plus bel éloge de sa modestie et de sa sagesse. Il craignait que de