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arriver là, il recommande le système compliqué que proposait, il y a plusieurs années, un ingénieux économiste anglais, M. Hare; puis il exclut du vote soi-disant universel tous ceux qui ne savent pas lire, écrire et calculer[1], tous ceux qui ne paient pas d’impôts, et enfin quiconque a reçu depuis cinq ans quelque secours de l’assistance publique. En exigeant une série d’examens sur la cosmographie, l’histoire, l’arithmétique et la règle de trois, ce système restrictif établit une sorte de baccalauréat électoral qui donne aux plus habiles un droit de vote plural et gradué selon leurs mérites littéraires. Dans cette combinaison de vote progressif, l’électeur lettré, coté ad valorem, aurait personnellement plusieurs voix à faire valoir au scrutin, tandis que le suffrage unique serait réservé à ceux qui ne savent que lire, écrire et calculer, jusques et y compris la règle de trois. Le vote plural n’est pas en Angleterre une complète nouveauté : on y est habitué de longue main pour l’administration des paroisses et de la taxe des pauvres; mais ce mode de votation choquerait étrangement notre goût pour l’égalité. Sous quelque prétexte que ce fût, nous ne supporterions pas que notre voisin mît à lui seul dix bulletins dans l’urne électorale pendant que nous n’en déposerions qu’un. L’opinion en France a déjà été sondée à ce sujet, et ceux qui avaient timidement émis le vœu modeste que tous les électeurs fussent capables de lire et d’écrire le bulletin de vote par lequel ils disposent de leurs destinées et des nôtres ont été traités d’aristocrates et de rétrogrades. Qu’on craigne une aristocratie de l’alphabet, cela étonne un Anglais. — For shame ! — dirait-il. C’est que, sur l’autre rive de la Manche, on a le raisonnement de l’égalité philosophique, mais non pas notre instinct français de l’égalité pure, sucé avec le lait. Le pauvre assisté et l’homme qui ne sait pas lire[2] font chez nous de très belles majorités, et, comme ils ont pris une position politique assurément inexpugnable, il est bon peut-être qu’ils soient représentés, ne fût-ce que pour nous tenir au courant de leurs erreurs, de leurs menaces, de leur infériorité intellectuelle ou de leur supériorité numérique. L’électeur sans instruction pris en masse est un fondateur de gouvernement ou d’anarchie tout comme un autre; par suite de nos brusques vicissitudes politiques, l’ignorance a pris droit de cité parmi nous, et l’on doit compter avec elle, sinon s’incliner devant son pouvoir. L’on ne peut plus penser à établir que

  1. Pages 197-201. — Pour les citations et les renvois, voyez la traduction française de M. Dupont-White.
  2. D’après les renseignemens statistiques les plus dignes de foi, la proportion de conscrits français qui ne savent pas lire est de 30 pour 100. La proportion de personnes contractant mariage qui ont déclaré ne pas savoir signer est de 33 pour 100. — Voyez à ce sujet l’intéressant ouvrage de M. Louis Reybaud sur le Coton et la Statistique comparée de M. Maurice Block.