Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 46.djvu/488

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’éviter et la folle diffusion des idées, à laquelle se refuse notre nature, et cette concentration excessive qui nous fatigue vite : là se reconnaît la force du talent. Ce n’est pas une petite chose d’assouplir la pensée en la contraignant de subir le joug souverain du style, ou, comme parle Montaigne, à se presser aux pieds nombreux du vers; mais quand cette difficulté est résolue, quels miracles ne voit-on pas s’accomplir! Qui ne sait que deux ou trois vers d’une belle poésie ont de quoi remuer une âme jusqu’aux dernières profondeurs, et que dans une page de belle prose un monde peut tenir? Le malheur est que le plus souvent on écrit au hasard, justifiant à plaisir, on le dirait, ces vers d’un poète qui fut un des esprits les plus fins de notre époque :

Croyez-vous donc,
Quand on n’a qu’une page en tête,
Qu’il en faille chercher si long,
Et que tant parler soit honnête?
Qui des deux est stérilité,
Ou l’antique sobriété
Qui n’écrit que ce qu’elle pense,
Ou la moderne intempérance
Qui croit penser dès qu’elle écrit?
Béni soit Dieu ! les gens d’esprit
Ne sont pas rares cette année!
Mais dès qu’il nous vient une idée
Pas plus grosse qu’un petit chien, Nous essayons d’en faire un âne.
L’idée était femme de bien,
Le livre est une courtisane.

En vérité, n’était-ce pas un maître critique à ses heures que ce défenseur jaloux de la dignité de l’art? Qu’on nous permette d’applaudir aux paroles d’Alfred de Musset : elles n’ont pas vieilli, et s’appliquent au roman comme à toutes les autres formes de l’imagination. Qu’on nous pardonne aussi de discuter si vivement les titres du roman contemporain au gouvernement des esprits. Nous n’avons prétendu faire qu’un peu de critique en toute franchise : est-ce trop de témérité aujourd’hui que de plaider pour l’honneur des lettres?


FELIX FRANK.