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l’histoire de cette fille de trente ans, orpheline dès l’enfance, privée des joies les plus ordinaires de la vie et des affections de famille qui la fuient, toujours dévouée, toujours méconnue, et cachant stoïquement sa blessure, on eût pu faire une œuvre touchante ; mais tant vaut l’écrivain, tant vaut l’idée. Le roman de la Sœur aînée se déroule dans la petite ville de La Charité, qui sert de cadre grisâtre aux amours de Mlle Hamelin, institutrice chez un oncle dont l’unique enfant, Mlle Antoinette Piédefer, une fillette des moins candides, s’efforce de l’humilier en toute occasion. Un artiste venu de Paris pour les besoins du roman, et que M. Marc Bayeux appelle un beau parleur, par antiphrase peut-être, met hors d’elle-même Antoinette, en quête d’un mari, et rend Mlle Hamelin rêveuse. De là une lutte cachée entre les deux femmes. Le héros, embarrassé comme l’âne de Buridan, voudrait bien répondre aux tendres sentimens de l’institutrice, il lui jure même un amour éternel; mais la dot d’Antoinette le trouble. Il se prononce enfin pour la dot au moment où un coup des plus inattendus menace la fortune et la considération du bonhomme Piédefer, car ce vieillard malin n’est rien moins qu’un chef de contrebandiers. Le triste poursuivant d’Antoinette implore un peu tard sa grâce de Mlle Hamelin, qui le renvoie à la cassette de l’ingénue. Bref, la pauvre fille est trahie par tout le monde, par l’homme qu’elle aime, par ses frères, dont la vulgarité égale l’ingratitude, et par l’auteur, qui substitue partout, ou peu s’en faut, la caricature au portrait. N’était un Anglais burlesque et magnanime qui recueille l’institutrice, elle n’aurait plus ni feu ni lieu ; mais on ne rencontre pas tous les jours un pareil Anglais. Ainsi finissent les peines de la Sœur aînée et les nôtres. Que si aux gentillesses du récit vous ajoutez les ornemens d’un style approprié à l’intrigue, vous aurez de quoi juger le roman de M. Marc Bayeux. Écoutez plutôt. a Le soir, la tête sur l’oreiller, le matin, dans les allées du jardin, ou bien en plein midi, dans un grenier, comme Mlle Piédefer, ces brebis noires (les filles qui lisent des romans) se brodent un manteau de rêveries qui, pour être inédites, n’en sont pas moins très scintillantes de paillettes invertueuses. »

N’est-ce pas un ravissant échantillon de la langue que parlent de nos jours certains auteurs, qui n’écrivent, ne leur déplaise, ni en vers ni en prose, démentant par un tour de leur métier la fameuse définition du maître de philosophie de M. Jourdain? Il est donc bien difficile de dire: Nicole, apportez-moi mes pantoufles.

Telle est la diversité, tel est aussi le caractère inégal des œuvres par lesquelles se révèlent les tendances contraires du roman et les besoins complexes de l’imagination à l’heure où nous sommes. Au milieu de la confusion générale, quelques-unes de ces œuvres s’adressent aux meilleures facultés de l’esprit; d’autres, en plus grand nombre, ont un côté morbide qui menace l’avenir de l’art, et la médiocrité du reste décourage l’attention de la critique. En considérant ce qui se publie aujourd’hui et en nous reportantvers