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de mal, de penchans dangereux et de généreuses passions ? Alors M. Feydeau se vante un peu trop complaisamment ; il est cru et n’est pas vrai : or la crudité ne demande pour être comprise ni méditation ni étude. C’est aux pires appétits de la curiosité que s’adresse la littérature qui se pique de satisfaire pleinement l’âge de la matière. Et comment ne s’aperçoit-elle pas qu’elle s’abuse en parlant du public tout entier ? Une fois avertie, la meilleure partie du public se retire; il ne reste au romancier engagé dans cette voie malheureuse que les imaginations grossières et les consciences nulles. Si, au lieu de flatter ce troupeau, il songeait au suffrage des esprits d’élite, il distinguerait autre chose que l’abjection, autre chose que le scandale, et il résisterait au torrent, lorsque le torrent tenterait de l’emporter; mais on veut des sujets neufs, et, sous prétexte d’exprimer la réalité, on combine de monstrueuses chimères.

Il est temps de parler du roman et des héros de M. Feydeau. M. de Saint-Bertrand est un escroc doublé d’un assassin. Le nom qu’il porte, les sommes qu’il dépense, tout est volé ou extorqué par les plus vils moyens. Il reçoit un jour six cent mille francs d’une comtesse dont il est l’amant, et qui compromet pour lui la cause de la Pologne; il reçoit un autre jour cent mille francs d’un prince russe qu’il débarrasse d’un adversaire fâcheux ; il séduit la danseuse Barberine, dont l’innocence et la douceur moutonnières n’ont guère plus de vraisemblance que la scélératesse de Saint-Bertrand. Bref, c’est l’éternelle lutte de l’ange et du démon. Avant d’épouser Barberine, l’ancien amant de la comtesse Wanda essaie de se marier avec une riche héritière. Obligé de lever le masque, il se rejette vers une princesse Mélédine, espionne au service de la Russie, et trahit le secret de Wanda: en retour de deux cent mille francs, il livre des papiers qui doivent perdre les chefs d’une insurrection polonaise. Plus tard, plongé dans la boue et recueilli par Barberine, qui devient sa femme, il la traîne en Russie, puis en Amérique, et, n’ayant pu la vendre vivante, il la livre morte à un entrepreneur d’exhibitions qui expose la danseuse en public. Un Polonais qui l’avait suivi comme domestique, afin de le surveiller et de le surprendre, le pend finalement comme traître et dénonciateur. La description des coulisses de l’Opéra et du tapis vert de Bade, le tableau d’une insurrection en Pologne et quelques autres amplifications étrangères au fond du roman justifient mal l’orgueil avec lequel M. Feydeau se loue de nous avoir donné un aperçu de la vie réelle. Arthur de Saint-Bertrand n’est pas dans la réalité; eût-il existé, qu’on le rangerait parmi les exceptions les plus hideuses. Mélédine est un autre monstre conçu par l’auteur dans les visions d’un cauchemar. L’impersonnalité de Barberine (le mot est de M. Feydeau) empêche la sympathie de naître. Avions-nous tort de repousser les prétentions de l’auteur au nom de la vérité vraie ? Et n’est-on pas en droit de rire lorsqu’il invoque dans la même oraison Shakespeare et le bon La Fontaine ?