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« Il ne toucha dans son vol qu’à la deuxième fenêtre de la tour, retomba sur le sol et s’enfuit tout honteux du côté du vallon.

« Samila pleura la nuit entière; mais, au soleil levant, arriva encore un cavalier, qu’emportait un cheval blanc, appelé Sikhvarouli (amour).

« La princesse laissa rentrer ses larmes dans son cœur, sourit de loin au cavalier, agita son long voile et tendit vers lui ses deux mains.

« Le cheval blanc s’élança, comme s’il eût eu des ailes, et atteignit la troisième fenêtre de la tour où languissait la prisonnière.

« Samila poussa un cri de joie, se précipita dans les bras du cavalier, qui l’emporta à travers les airs et lui donna un long baiser.

« Il l’emmena dans son château, où il l*épousa, — et l’amour fit ce que n’avaient pu faire la richesse et la beauté. »


Héraklé, qui avait compris le sens de la chanson, serra de nouveau Martha sur son cœur en la remerciant d’un tendre sourire.


L’histoire que je viens de reproduire dans son étrangeté toute locale est de date récente. Le 2 septembre 1860, je m’étais réuni aux pèlerins qui vont annuellement visiter la grande cathédrale de Mtzkhèta, ancienne capitale de la Géorgie, située à vingt-six verstes de Tiflis, et qui n? est aujourd’hui qu’une bourgade sans importance. C’est un intéressant spectacle que cette mêlée de costumes bigarrés, tout éclatans d’or et de soie, où le capuchon mingrélien et la fronde brodée dont se coiffent les Imérithiens se croisent avec le bonnet en poil d’agneau de la Géorgie. Hommes et femmes, seigneurs et paysans, tout se mêle dans la ville ruinée, qui semble un moment rendue à la vie. Ma curiosité de voyageur m’entraîna dans l’église, entourée d’un mur crénelé comme une forteresse. J’étais accompagné du prince Alexis Ivanovitch. L’église, magnifiquement éclairée, se vidait et se remplissait de quart d’heure en quart d’heure. Les pèlerins venus des alentours, les uns en voiture ou à cheval, les autres à pied, le chef nu, d’autres à genoux dans la poussière, se pressaient dans le temple, priaient, brûlaient des cierges devant les reliques, faisaient des vœux, baisaient pieusement les dalles et le seuil. Au milieu de la foule, je remarquai un jeune homme et une jeune femme d’une beauté singulière, et qui, inclinés sur les dalles, les frappant de leur front, s’abandonnaient à tous les élans de la piété la plus fervente. Comme je faisais part à mon compagnon de l’intérêt que m’inspiraient ces jeunes gens d’une physionomie à la fois si douce et si grave : — C’est Héraklé, fils de Nicolaos, me dit-il, et sa femme Martha, la plus belle fleur de la Géorgie.


HENRI CANTEL.