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fontaine à coupe, quatre noirs cyprès semblaient rêver. Dans l’intervalle de leurs épaisses ramées, je voyais ruisseler la nappe d’eau couronnée par la lune d’un diadème de perles d’où s’échappaient en se déroulant dans l’onde de longs fils d’or. Le bandeau scintillant tremblait et s’agitait au gré des frissons de l’écume. On eût dit que la naïade frémissante voulait secouer de son front cette lumière importune. À ce qu’il me parut, elle ne riait plus. D’une voix saccadée, elle entonnait dans la nuit un chant passionné et lugubre auquel répondait un bruit de sanglots, et le prince murmurait toujours :


Non posso aprir le porte,
Di questo vivo inferno !


Quand il sortit de sa rêverie, il me dit : — Monsignore Spinetta était-il aujourd’hui chez le marquis Moroni ? C’est un de nos plus grands tassistes. On le dit occupé à écrire la vie de son héros.

En le quittant, je courus… — cette fois, ne riez pas, madame, — je courus à toutes jambes chez le marquis. — Marquis, mon ami, réveillez-vous donc ! m’écriai-je en frappant de ma canne à coups redoublés sur le bois de son lit.

Le marquis se dressa brusquement sur son séant, se frotta les yeux, et avisant son valet de chambre qui tenait un flambeau d’argent à la main : — Zanetto, mon ami, qu’y a-t-il ? Zanetto répondit en bâillant : — C’est M. le baron qui a forcé votre porte. Il a des choses de la dernière importance à vous dire.

— Eh quoi ! c’est vous, baron ?

— Hélas ! oui, mon ami, c’est moi. Un mot, un seul mot. Monseigneur Spinetta, le grand tassiste…

— Ah ! baron, vous avez le diable au corps ! Regardez la pendule, il est minuit passé.

— Au nom du ciel, mon cher César, monseigneur Spinetta…

— Il est à la campagne, à Tivoli, où il vous plaira. Baron, mon ami, vous en tenez.

— Ah ! marquis, lui dis-je d’un ton de reproche, dans le temps où vous étiez amoureux de la Vénus du Capitole…

— Eh ! que diable ! je laissais dormir les gens. Bonne nuit, baron ; bonne nuit !

— Voilà qui est bien dit, s’écria Mme Roch en se levant. Oui, bonne nuit, baron. Vous m’avez tant fait courir, que je suis à bout de forces ; mais demain soir ne manquez pas de revenir ici, vous et votre gros portefeuille, car moi aussi je me pique au jeu, et je veux savoir pourquoi le Tasse est devenu fou.


Victor Cherbuliez.