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Héraklé ignorait encore la gageure que son père avait promis solennellement de tenir, et, pendant que Nicolaos faisait ses dévotions, lui, il courait voir Martha, sa belle fiancée. Si l’amour en Orient n’a pas les violences européennes, il ne connaît pas non plus la crainte et la pruderie. Les deux amoureux, qui avaient grandi ensemble, étaient liés l’un à l’autre par la confiance et l’espérance : Martha savait qu’Héraklé serait un jour son maître, et elle était contente de ne point rester fille et d’épouser un beau garçon. Que de fois il lui avait offert des fruits, un bracelet, des babouches brodées ! Elle acceptait toujours ces présens avec une joie enfantine, car les Géorgiennes ont beaucoup de coquetterie : vaniteuses, elles aiment ce qui les pare, et pour elles le meilleur cadeau est un miroir devant lequel elles passeraient volontiers leur vie. Martha était connue dans le pays pour sa grâce, et plus d’un Géorgien enviait le sort d’Héraklé, l’heureux fiancé. Lorsque Mikaël les rencontrait causant sous les arbres du jardin, il feignait de ne rien voir et s’esquivait. Quel mal à leurs entretiens ? pensait le père. N’étaient-ils pas fiancés? n’avaient-ils pas déjà échangé en face de l’autel du Christ l’anneau des fiançailles? Ils jouissaient donc tous deux librement de leur fraternel bonheur, sans songer qu’ici-bas rien n’est stable, et que peut-être déjà le malheur entr’ouvrait au-dessus d’eux ses ailés sombres.

La femme de Nicolaos gardait toujours dans un coin de son âme ses pressentimens funestes; mais son fils ne s’émut point de l’imprudente gageure paternelle. Les deux familles vivaient en paix; les hommes cultivaient leurs petits domaines, les femmes s’occupaient des soins du ménage. Nicolaos, fidèle à son serment, mangeait chaque matin ses œufs durs sous les yeux de son voisin. Les jours s’écoulèrent, puis les mois; enfin l’automne arriva. Quoique ce soit la plus belle saison en Géorgie, l’automne apporte la fièvre dans les plis de sa robe. L’été a presque tari les cours d’eau, d’où s’échappent des vapeurs malsaines, et les immondices de la ville asiatique, séchées par un cuisant soleil, répandent dans l’air leurs exhalaisons. Les pauvres gens, affaiblis par une mauvaise nourriture, manquent de force pour résister au fléau qui, tous les ans, ouvre tant de tombes dans les cimetières.

A mesure que la saison s’avançait, Nicolaos se montrait plus triste et plus abattu : il paraissait ne plus aimer rien, ni son enclos, ni le petit vin de Kakhétie. On le voyait souvent assis sur le seuil de sa porte, sa pipe éteinte entre ses doigs, silencieux, l’œil morne, comme si son corps eût été courbé par le remords. Le brave homme n’avait d’autre crime à se reprocher que l’intempérance des jours passés. N’importe, les passans le raillaient.