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I

Un lundi de Pâque, en 185., deux habitans de Tiflis, deux hommes du peuple, Nicolaos et Mikaël, s’étaient donné rendez-vous à la Montagne-Rouge pour satisfaire une vieille rancune. Mingréliens tous deux et tous deux libres, ils étaient de plus voisins de campagne. À trois verstes environ de Tiflis, ils possédaient chacun une cabane et un enclos. Depuis quelques mois, ils s’étaient pris de querelle pour un pommier dont les racines avaient envahi et renversé la ligne de séparation de leurs petits domaines, qui étaient contigus. Sachant combien il est inutile et même dangereux de demander justice dans un pays où il faut dix années au moins pour décider du sort d’un arbre, ils avaient résolu, pour terminer leur différend, d’en appeler bravement à ce duel de fête, à cette sorte de jugement de Dieu. Sans colère sur le visage, comme s’ils accomplissaient un acte religieux, ils se retirèrent à l’écart. Le sentiment de la vengeance est des plus vifs dans certains pays d’Orient où le christianisme, altéré par les superstitions de l’église grecque, n’a pu réagir que faiblement contre l’âpreté des mœurs primitives.

— As-tu ta bague de combat ? demanda Mikaël.

— Oui, répondit Nicolaos.

— Nous, si nous ne voulons pas attendre à l’année prochaine.

— Veux-tu abattre le pommier ?

— Non, non, s’écria Mikaël. Dieu jugera entre nous : vaincu* je couperai le pommier ; si ton sang coule avant le mien, à moi l’arbre !

— Je ne vois pas mon fils Héraklé, dit Nicolaos.

— Il n’a rien à faire ici : il est là-bas, au jeu de la fronde.

Quelques spectateurs que la mêlée générale intéressait peu sans doute s’étaient éloignés du théâtre de la grande bataille, et entouraient curieusement çà et là les couples de duellistes. Nos deux champions passaient pour de vigoureux lutteurs, fermes sur leurs jarrets et ne sachant pas reculer. Un cercle assez nombreux s’était formé autour des deux Mingréliens. On les raillait ; ils n’entendaient rien, et leurs beaux yeux pensifs se tournaient vers ce ciel où s’en vont tous les rêves des hommes de l’Orient. — Holà, Mikaël ! criait un des spectateurs, quel œil va-t-on te crever ? — Nico, disait un autre, ton nez est trop long et trop rouge ; une bonne entaille t’en ôtera un morceau. — Les antagonistes, en silence, se débarrassèrent de leurs kindJtUs, qu’ils confièrent à un ami.

— Je connais Martha, la fille de Mikaël, disait à mi-voix une femme géorgienne ; elle est aimée d’Héraklé, parce qu’elle est jolie