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jeune fille alla se placer debout entre sa mère et son parrain de noce[1]. Le parrain la baisa au front et fit un signe au fiancé. Aussitôt le jeune homme s’approcha, il mit sa main dans une des mains de Tamara, et lui retira sa bague de fiançailles, qu’il remplaça, par l’anneau conjugal. A cet instant arriva le prêtre, et les futurs époux après avoir reçu sa bénédiction, se dirigèrent, suivis des invités, vers l’église voisine, où se terminèrent les rites sacrés de l’hymen au son des cloches. Une heure après, le parrain de noce revint le premier, tira du fourreau un long sabre recourbé, l’appuya au-dessus de la porte d’entrée, où passèrent les deux époux, qu’il félicita et embrassa. La foule, revenue aussi de l’église, envahit les salles resplendissantes, où, l’on se dispersa, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. La soirée s’écoula doucement en danses, chants, musique; les pâtisseries, les confitures, les liqueurs circulaient à profusion. Les dames se mirent, à causer toutes à la fois, et le bruit de leurs, voix confondues imitait le bourdonnement des abeilles autour d’une ruche, tandis que les hommes fumaient, suivant la coutume asiatique, devant les tables de jeu.

Je m’étais assis au fond du jardin avec le prince Alexis Ivanovitch, qui m’avait offert obligeamment d’être mon cicérone à Tiflis. Les branches des platanes s’agitaient sur nos têtes comme des éventails. — Mon ami, disais-je au prince, vos Géorgiens sont un singulier peuple ! Je les trouve ici spirituels, doux et gracieux : eh bien! l’autre jour, j’ai assisté à la fête de la Montagne-Rouge, où je les ai vus se tuer comme des sauvages.

— C’est une vieille coutume du pays; laissez-nous redevenir sauvages une ou deux fois l’an... Mais, tenez, voici le banquier Ivan Minaévitch Mirzoëf qui vient se consoler au milieu des jasmins d’avoir perdu mille roubles* (4,000 francs) à la préférence[2].» Il vous raconterait à ce sujet une histoire assez curieuse, s’il savait un peu de français; mais j’essaierai de le remplacer.

Cette histoire, que le prince me conta en effet, j’essaie ici de la reproduire, car j’y ai trouvé de véritables révélations sur le caractère des paysans géorgiens, parmi lesquels je me sentais transporté en dépit des splendeurs qui m’entouraient et du bruit de la musique qui nous arrivait, tour à tour plaintif et joyeux, à travers les, parfums du jardin.

  1. , D’après un antique usage, c’est le titre donné à l’unique témoin d’un manager arménien.
  2. Jeu russe.