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l’empereur et des princes d’Italie ! Elle est morte, et il mande à sa sœur Cornélie qu’il est bien malheureux, parce qu’en le retenant prisonnier on l’empêche de travailler et de faire imprimer ses œuvres ! Elle est morte le 19 février, et le 25 mars il adresse au seigneur Ipolito Bentivoglio d’amers reproches pour avoir laissé tomber aux mains des pirates de la librairie le manuscrit qu’il lui avait confié ; avec ce manuscrit, dit-il, il aurait pu gagner plusieurs centaines d’écus. En un mot, absorbé dans ses lectures, dans ses rêveries, dans ses travaux, dans ses récriminations contre le sort et contre les hommes, le Tasse n’a pas eu le loisir de s’apercevoir que Léonore n’était plus. Vous tous qui avez aimé, pesez, méditez et concluez !

— J’étais à moitié convaincu, lui dis-je : à cette heure je le suis tout à fait ; mais à votre tour expliquez-moi, je vous prie, la captivité du Tasse et sa folie.

— Laissons-le s’expliquer lui-même, poursuivit-il, et rappelez-vous plutôt ce vers que je vous citais tout à l’heure : Rea fu la lingua,… ma langue fut coupable. Voilà ce qu’il a répété plus de vingt fois en prose et en vers et sans se démentir jamais. Dans son Apologie adressée à Scipion Gonzague, il déclare n’avoir jamais offensé le duc que par quelques médisances telles qu’il en échappe souvent aux courtisans dans un moment d’humeur et de dépit, ou bien encore en cherchant à se procurer un établissement auprès d’un autre prince, in trattar mutazion di servitù, et aussi par quelques menaces proférées dans des transports de colère, et qu’il n’a jamais mises à exécution. Et il ajoute que, selon Platon et Aristote, un homme en colère n’est pas responsable de ses paroles, que d’ailleurs, si Dieu pardonne les blasphèmes, un prince peut bien pardonner quelques incartades. César ne pria-t-il pas Catulle à dîner ? Et du fond de sa prison, s’adressant à Alphonse lui-même, il le suppliait ne se plus souvenir des paroles fausses et folles et téméraires, delle false e pazze e temerarie parole, pour lesquelles il l’avait fait enfermer. Sur ce point, je le répète, ses déclarations n’ont jamais varié. Il faut l’en croire : à plusieurs reprises, emporté par son humeur irritable, il s’était livré à des violences de langage dont le duc avait été piqué au vif.

— Et quant à sa folie…

— Ah ! d’abord, me dit-il, précisons les termes. Si vous entendez par folie un état de démence et de complète aliénation d’esprit, le Tasse ne fut jamais fou. En prison, il a écrit beaucoup de lettres, beaucoup de vers, plusieurs traités de morale, et, hormis peut-être quelques divagations, il est impossible d’y découvrir aucune trace de déraison ; on est même tenté de trouver ses dialogues