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croyance qui mettrait de tels saints dans sa légende » sans compter les idées que met M. Veuillot dans sa politique ? Sérieusement les analogies entre M. Veuillot et M. Proudhon sont bien singulières et peut-être plus réelles encore qu’on ne peut croire. Ils ont cela de commun, qu’ils sont tous les deux bien chimériques, sans parler du reste. M. Proudhon veut faire sortir du chaos une société nouvelle qui n’existe que dans son imagination d’anarchiste, si même elle existe dans son imagination ; M. Veuillot, dans son enthousiasme pour un moyen âge de sa façon, veut faire sortir d’un autre chaos une société qui n’exista jamais, qui n’est pas même le passé, qui n’est que le produit de ses visions fanatiques, de ses instincts d’absolutisme. Pour tous les deux, l’ennemi, c’est la société telle qu’elle est, humaine, progressive, chrétienne et libérale. Autre ressemblance : M. Proudhon, dans le feu de la conception, fait bon marché de la nationalité et de la patrie, qu’il sacrifie d’un tour de dialectique à la réalisation de ses idées ; M. Veuillot, avec un sentiment populaire qui vibre pour la grandeur de la France quand elle n’offusque pas sa passion de sectaire, n’est pas loin de supprimer la patrie, si la patrie le gêne. Il disait il y a quelque vingt ans : « Est-il une nation aujourd’hui plus amie de l’église que la France ? À cette nation je souhaite l’empire du monde… Je verrais la France entreprendre une guerre injuste que je ne prierais pas Dieu de donner la victoire à l’injustice. » L’auteur de Rome et Lorette a eu l’occasion de laisser dormir ses prières et de faire des souhaits pendant la guerre d’Italie, qui n’était pas dans son idéal de justice ; et où ce n’était pas la France qui était la nation la plus amie de l’église.

L’idéal de catholicisme caressé par M. Veuillot et offert par lui au pouvoir comme le gage d’une salutaire concorde fondée sur la servitude de tout le monde, cet idéal a eu des malheurs, j’en conviens : non-seulement il n’a pas eu auprès de tous les catholiques le succès qu’attendait l’inventeur, il n’a pas réussi non plus auprès de ceux qu’il était destiné à tenter. M. Veuillot a mal calculé : il a oublié dans ses négociations hardies et savantes pour la paix future du monde qu’entre les plénipotentiaires qu’il mettait en scène il y avait un troisième personnage, la société moderne, assez forte pour se relever des défaillances momentanées et pour dominer les gouvernemens eux-mêmes. Il a bien offert les quarante mille prêtres dont il s’arrogeait le droit de disposer, mais on ne lui a pas offert les quatre cent mille soldats, qui ont été occupés à faire quelques grandes choses, comme la guerre d’Italie, et qui en ont d’autres à réaliser encore, je l’espère, pour l’honneur de la France, de l’Europe, de la civilisation, de l’humanité et de la religion elle-même. L’auteur des Libres Penseurs a manqué de coup d’œil dans sa haute stratégie.