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les mêmes vertus que cette herbe miraculeuse qui convertit Glaucus en dieu marin, et, comme Glaucus, cet heureux amant se plonge dans un océan de félicités… Ah ! je vous le demande, est-ce là le langage que parle un cœur vraiment épris, et s’étonne-t-on après cela de trouver un sonnet où le volage se plaint de ressentir un nouvel amour avant que le premier soit éteint : « C’est trop, s’écriait-il, de porter deux jougs à la fois. » O poète ! celui qui en porte deux n’en porte point.

Au demeurant, de son temps la langue amoureuse était faite et comme fixée, langue de convention dont il n’a garde de s’écarter. Concetti, jeux de mots, hyperboles datant de Pétrarque et des Provençaux, métaphores sur le retour, tous les affiquets d’une rhétorique un peu fripée, abondent dans ses vers et en déparent les beautés neuves et piquantes qu’il avait pris la peine d’inventer. Ce ne sont partout que dents de nacre, cheveux d’or, lèvres de corail et de carmin, seins de neige, cous d’ivoire, teints de lis et de roses, regards qui sont des soleils, larmes qui tombent comme une pluie d’amour, soupirs consumans comme le sirocco, et puis des fers, des chaînes, des cages, des lacs, des rets, des filets, des traits, des bandeaux, des carquois,


Nodi, lacci e catene,
Faci, saette e dardi,


tout l’attirail de Cupidon, tout le jargon de Cythère… J’allais oublier les flammes et les glaces : « Comment se fait-il, madame, qu’étant de glace, vous m’enflammez ainsi ? Comment se fait-il encore que les flammes de mon cœur ne fondent pas vos glaces ? Miracle d’amour contraire à la nature ! Un glaçon produit des incendies, et ce glaçon durcit à la flamme. » O tendresses de Leopardi pour sa Nérine, son éternel soupir ! vers délicieux où le cœur parle et déborde ! larmes sincères ! épanchemens sacrés ! bouche qui ne connus point le mensonge, amours chastes et brûlantes qui unissiez les suavités angéliques à tous les transports de la passion, que vous semble de ce Glaucus, de ces incendies et de ces glaçons ?

Je m’étonnais, madame, d’entendre ce saint parler ainsi de Cythère et du très mécréant Leopardi. Je ne savais pas encore combien sa piété était tolérante et étrangère à toute pruderie dévote. Je ne fus pas moins étonné quand il ajouta :

— Cependant ne vous méprenez pas sur ma pensée. Je doute que le Tasse ait jamais ressenti les atteintes de cet amour qui est une passion, et qui en a les transports et les violences ; mais il avait le culte de la beauté, elle l’attirait, le charmait, le subjuguait : à sa vue, il entrait dans un état de douce et tendre ivresse, et de son